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Dessin de Claude KERWAND

VISAGES LEXOVIENS
1940 - 1945

Premierre de couverture Visages Lexovies-.jpg

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Dessin de Claude KERWAND

Il faudra que je me souvienne

Plus tard, de ces horribles temps,

Froidement, gravement, sans haine,

Mais avec franchise pourtant

Il faudra que je m'en souvienne

 

Micheline Maurel

La passion selon Ravensbrück -

(Editions de Minuit)

Faites-en le récit

à vos enfants,

que vos enfants

le racontent

à leurs enfants

et ceux-ci à la

génération suivante.

 

La Bible :

Joël - Chapitre 1 Verset: 3

Bibliographie

 

Liste des ouvrages consultés et recommandés au lecteur désireux de connaître davantage : La Résistance - La Déportation et la terrible Gestapo.

Rue de la Liberté...................................... Edmond Michelet...................... J.C. Lattès

Dora.... .......................................................Jean Michel................................ J.C. Lattès

L'Etat SS......................................................Eugen Kogon...................................... Seuil

Tragédie de la Déportation......................O. Wormser H.Michel................ Hachette

Treblinka.................................................... Jean-François Steiner.................... Fayard

Hommes et Femmes à Auschwitz...........Hermann Langbein....................... Fayard

Histoire de la Gestapo............................. Jacques Delarue............................. Fayard

La Résistance et ses poètes.................... Pierre Seghers.............................. Seghers

Jean Moulin................................................Henri Michel............................... Hachette

Détenu Matricule 20801.......................... Aimé Boniface................ Libr.protestante

Buchenwald - Dora................................... Jules Bouvet......................... Chez l'auteur

Prière de Noël

 

Mon Seigneur et mon Dieu,
près de vous nous passons ici
les derniers instants de l'année qui fuit ;
cette communion de désir est une grâce immense
dans cette intimité divine
nous sommes près de vous,
Enfant Jésus ;
nous retrouvons notre patrie,
ceux que nous aimons, ceux que nous pleurons.
Nous évoquons la prière des enfants,
la supplication des parents
près de nos crèches de France
A votre suite nous avons gravi le calvaire ;
comme la croix est lourde !
Jésus du calvaire nous voulons ce soir
vous renouveler l’offrande de toutes nos souffrances
pour que les nôtres soient épargnés
et nous rendons grâce pour cette protection évidente
que nous avons sentie en ces jours douloureux.

 

Marie-Louise CADENNES

 

 

Cette prière a été composée à la demande de ses camarades par M.L. Cadennes, pour la veillée de Noël 1944 à Leipzig, commando de Ravensbrück. Elle est extraite du N° 154 de "Voix et Visages", journal bimestriel de l’Association Nationale des Anciennes déportées et Internées de la Résistance.  241 Bd St-Germain - 75007 - PARIS.

LA BALLADE DES ENFANTS BRÛLES

 

Une petite flamme, mille petites flammes, cent mille petites flammes toutes tondues, chevauchent des branchettes arrachées par le vent d’automne.

Il a de grandes dents et une faim de loup, l’ogre auquel on vous destine. Petits Poucets perdus. J’ai peu de chance de vous revoir un jour. Seuls, les chansons et les contes le permettent, à la fin...

Dormez, dans vos petits lits pleins de poux…

Dormez… Il neige, sur le petit lac de Ravensbrück, des atomes d'étoiles, des plumes d’oiseaux bleus, des flocons de nuit, des duvets de nuages...

Dormez... Dormez...

Et vous n’aurez plus faim !
Et vous n’aurez plus froid !
Et vous n’aurez plus peur...

Dormez... Il pleut, de temps en temps, quelques larmes d’anges, et cela fait floc…. floc...  sur l’eau frileuse et attentive•

Dormez...  Dormez dans vos blocs, dans votre obscurité d’outre-tombe et de cauchemar.

Dormez... Le petit lac de Ravensbrück, lui, est tout damasquiné de paillettes de lune.

 

Catherine ROUX
Matricule 35282 de Ravensbrück
Extrait de "Triangle Rouge"
Ed. "Les deux Collines" Lyon

 

 

Les cendres des prisonniers étaient jetées dans le petit Lac de Ravensbrück.

Avant-propos

AVANT-PROPOS

Dessin de Claude KERWAND

 Après le préambule nécessaire pour vous faire comprendre le climat qui régnait à l'époque qui nous intéresse, nous allons essayer d’esquisser les visages de certains de nos camarades disparus. Les nommer tous est impossible, nous risquerions d’en oublier et des meilleurs, cependant, il en est quelques-uns dont nous ne pourrons jamais oublier les noms, parce que plus connus de nos concitoyens, ou parce que nous fûmes mêlés directement à leur histoire.

     Ces lignes n'auront pas de signataire. Afin d’être objectifs, nous nous sommes réunis à plusieurs pour confronter nos souvenirs. Nous parlerons peu de Résistance ce fut toujours et pour tous, à peu de chose près, les mêmes activités, les mêmes responsabilités ; renseignements, formation et instruction de groupes armés, constitution de maquis, aide aux S.T.O. réfractaires, liaisons avec Paris, Londres, sabotages, parachutages, espionnage, etc. Et puis, nous constatons avec une amère ironie que depuis la Libération de 1945, tant et tant se sont parés de lauriers usurpés, qu'il vaut mieux faire silence sur ce sujet brûlant.

Nous avons donc essayé, à travers leur personnalité, leur caractère propre, de trouver l’homme, tel que nous l’avons connu dans sa prison. Débarrassé du vernis dont son éducation et son milieu social l’avaient recouvert, il apparaissait nu, tel qu’il était en réalité, dans toute sa vérité, sans fard.

     Nous avons été des témoins. A l’aide des confidences reçues, des paroles échangées, des regards complices qu’ils nous adressaient, quand, en prison la loi du silence était de rigueur nous avons cherché à les retrouver. Nous avons voulu retracer le calvaire moral qu’ils eurent à gravir, montrer les victoires qu’ils remportèrent sur eux-mêmes, alors que tout leur être eût voulu crier grâce. Ils ne sont classés ni par lettres alphabétiques, ni par ordre d’importance. Il n’y a pas de plus grands ou de plus petits. La valeur ne se pèse pas avec une balance humaine. Chacun eut des problèmes qui lui étaient propres, chacun eut un choix à faire qui n’était pas le même que celui de son camarade. Nous les évoquerons donc au hasard de nos souvenirs

     Ne voyez ici nul esprit de vengeance, nulle haine, sinon la haine de la guerre, la haine surtout du crime de "génocide”. Voyez ici le respect de la personne humaine et le respect de la Liberté et de l’Honneur qui animèrent ces Français qui auraient pu dire, chacun :

 

”Je meurs et France Demeure”

 
 

_________________________________________



     Sans faire œuvre d’historien, ce qui n'est pas notre but, ni dans nos capacités, nous voudrions, pour éclairer et informer les générations qui n’ont pas connu cette époque, faire un résumé aussi clair et aussi succinct que possible. 
     Née de la défaite de la guerre de 1914 - 1918, après l'effondrement du régime impérial, dans la révolution animée par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg (le Spartakisme), la jeune République de Weimar démarre dans la division et les oppositions. Les militaires ne lui pardonneront jamais ses origines révolutionnaires et son acceptation de la défaite et du traité de Versailles. Ils ne lui pardonneront surtout pas la perte des privilèges dont jouissait l'armée sous l'Empereur, qui avait fait de ses chefs de véritables seigneurs. Elle a contre elle l’extrême droite, en particulier les Maîtres de Forges et les gros industriels. La gauche et surtout l’extrême gauche qui ont beaucoup souffert du chômage et de la misère qui découlent de la défaite, fomentent des grèves et des troubles. Elles reprochent aux nouveaux dirigeants d’avoir fait appel à l’armée pour rétablir l’ordre.
La République se dote d’une constitution le 11 août 1919, et devient un état fédéral à régime parlementaire, démocratique et social. Nous verrons que sous la présidence du Maréchal Hindenburg, il évoluera vers un régime présidentiel, avec des pouvoirs accrus pour le Président de la République. Il n’y a pas d’hommes assez forts pour s'imposer, et faire régner l’entente. Dix-neuf gouvernements se sont succédé depuis 1919 jusqu’en 1933, date de l’avènement d’Hitler, soit une période de quatorze années.
     Dès 1919, Adolphe Hitler, d’origine autrichienne, et plus tard naturalisé Allemand, s’engage comme officier dans la Reichswehr. Il venait de faire la guerre où il fut blessé, décoré et nommé caporal. Sous ce nouveau grade, il est chargé de propagande pour lutter contre le bolchevisme. Il adhère au parti ouvrier d’extrême droite de Drexler. En 1921 il en prend la direction, à la place de Drexler. Avec l’aide de Röhm dont il est l’élève et le disciple il crée le N.S.D.A.P, Parti Ouvrier National-Socialiste Allemand. Avec l’appui de la Reichswehr, où il a de nombreux amis, il forme un groupe paramilitaire, la S.A., police privée, groupe puissant de propagande et de défense. Röhm en fit bientôt une véritable armée. Ses cadres sont formés de nombreux officiers au passé glorieux, tel Hermann Göring, qui "inventa” la Gestapo.
L’armée lui apporte non seulement son appui, des instructeurs, mais elle met à sa disposition sa réserve secrète d’armes et d’argent.
     En 1923, encouragé par la prise de pouvoir réussie par Mussolini, Hitler tente de s’emparer du Gouvernement bavarois. Il échoue, Göring est blessé, mais peut se sauver. Hitler arrêté est condamné à cinq ans de forteresse, alors que Ludendorff est acquitté. Il profite de sa détention qui ne durera qu’un an à peine pour préparer ce qui sera "la bible du nazisme" : "Mein Kampf", c’est-à-dire "Mon Combat". Pendant ce temps de méditation, il comprend que c’est seulement dans la légalité qu’il devra s’emparer du pouvoir pour réussir et accomplir ses projets.
     Pour arriver à ses fins il est décidé à user de ruse et à intensifier au maximum sa propagande. Pour cela il lui faut toucher toutes les classes de la société. Il lui faudra être plus nationaliste que socialiste auprès de la finance, de l'industrie, de la bourgeoisie, en un mot de la droite et de l'extrême droite.
Il faudra rassurer les ouvriers en leur procurant du travail dans des usines dont il promet d'intensifier la production, en particulier les usines d'armement. Avec eux il va se montrer plus socialiste que nationaliste. Il faudra aussi amener la masse à comprendre que ses malheurs viennent d'un gouvernement faible qui ne sait et ne peut faire l’union en son sein (et tous ces désordres, ces dissensions sont provoquées, animés, entretenus dans la coulisse, par les nazis). Il faut que le peuple tout entier en arrive à aspirer à un gouvernement fort, autoritaire, qui saura rétablir la discipline, pour le bonheur de tous. Cela sera d'autant plus facile que l'Allemand est par nature discipliné, que de tout temps, sauf en cette période d'après-guerre, il a été soumis à une autorité supérieure, qu'il sait et aime obéir. C'est un état quasi congénital dans lequel il se complaît. Et Hitler le sait parfaitement.
     Il faut exalter son patriotisme, en lui promettant un pays fort, puissant et riche, un espace vital à la mesure de chaque Allemand, né supérieur, parce que de sang pur, qui n'a subi aucun mélange infamant, aucune souillure. L'individu, ainsi mis à part, devenu Seigneur, dans une "race de Seigneurs" devra pour y parvenir, se mettre tout entier, au service de la Patrie, devenue le Grand Reich. Il devra obéir sans discuter aux ordres de celui qui le conduira vers cet Eden. Il devra retrouver cette "Kadavergehorsam" (obéissance de cadavre), qui le rendra malléable et maniable pour le bien de l'ethnie et de l'Etat puissant, devenant Tout-Puissant dans la pensée du dictateur. Il exalte le culte de la guerre et chez ce peuple guerrier, il trouve tout de suite des échos favorables. Il parle de violence, sans laquelle on ne peut vaincre ; de la lutte pour l'espace vital c’est-à-dire la suppression ou l'asservissement des races inférieures, des "non-races", à commencer par l'extermination des Juifs.
     En 1930, aux élections de septembre, les nazis passent de 12 à 107 sièges au Reichstag. Il n’a pas un programme bien défini, mais il use de slogans qui frappent et marquent. Göring orchestre la propagande de façon magistrale, et cela est possible grâce à l'appui financier de Krupp et des gros industriels. Alfred Hugenberg qui dirige le trust de la presse dans toute l'Allemagne, tant à Berlin qu'en province, qui contrôle la firme cinématographique allemande U.F.A, le soutient de ses articles et par les films d’actualités qui passent dans toutes les salles de cinéma du Reich. Il favorise ainsi son ascension. Il crée avec lui le "Front National", de droite, bien entendu, et l'aidera à devenir Chancelier du Reich.
Lors de la grande manifestation d’octobre 1931, Hindenburg président de la République allemande demande à Hitler, qui refuse de faire partie du ministère Brüning. Aux chômeurs, et pour séduire la gauche, il clame : "Je continuerai de crier que je suis National-Socialiste". Mais il s'entoure des "Casques d'Acier" qui usent de leur force pour faire taire ceux qui oseraient protester ou contester.
Les Communistes n'ont pas de grands hommes pour les grouper, faire cesser leurs rivalités intestines, en faire une force unie à opposer au nazisme montant. En Europe, les puissances ne croient pas en Hitler. Il reste pour eux, "le peintre en bâtiment” ; gesticulant, hurlant, et visionnaire, qu'ils pourront abattre au moindre signe de réussite ou de danger. Ils le ménagent aussi, parce qu'ils savent qu'il a l'appui de la droite farouchement opposée au communisme, et qu'ainsi, le danger qui vient de l'est sera annihilé, sinon supprimé, sans coup férir pour eux.
     Au Gouvernement, au Reichstag, les incidents provoqués clandestinement par les nazis, empêchent des hommes forts de s'affermir ; mais à la vérité, de ce côté non plus, il n'y en a pas. Le vieux maréchal Hindenburg a 78 ans quand il est élu par la droite nationaliste à la Présidence de la République en 1925. Il avait d'abord refusé de se présenter, mais il accepte pour "barrer la route" à Wilhelm Marx, qui se présente pour la gauche.
     Il est trop vieux et trop confiant en son entourage, pour déjouer et faire face à toutes les intrigues. En 1932, Von Papen étant élu Chancelier du Reich, sous la pression d'Alfred Hugenberg, au parti duquel, il appartient, s'empresse de reconnaître aux S.A. d'Hitler, le droit de se regrouper et de porter leur uniforme, annulant ainsi la dissolution décrétée par le Chancelier Brüning à l'égard de cette association. Von Papen, représentant des "Barons conservateurs" qui groupent tous les grands propriétaires de l'Est, renvoie les fonctionnaires républicains pour les remplacer par des nazis, conseillé en cela par Hugenberg qui soutient à fond le parti d'Hitler, Après les élections de novembre 1932, Von Papen est contraint de démissionner, Le nouveau Chancelier Schleicher, harcelé, attaqué par toute la droite, par les nazis, et par Hitler qui dans la coulisse tire les ficelles, est obligé de démissionner le 28 janvier 1933.
     Hindenburg a 86 ans. Il a confiance en Von Papen qui est son ami, il se laisse donc convaincre par celui-ci, d'appeler Hitler à la Chancellerie. Thomas Mann, le romancier allemand écrivait : "Tant mieux, il ne tiendra pas longtemps”, Et c'est ce que pensaient ou voulaient penser tous les gouvernements et les diplomates du monde entier. Mais dès le 13 mars, il répondait à une amie :"J'ai vraiment le cœur très lourd… Vous m'avez écrit en des jours où l'espoir était relativement permis. Depuis les évènements les plus graves et déplorables se sont produits..." (lettres de Thomas Mann P. 349 - Traduction Louise Servicen - Gallimard 1966).
     Hitler, nommé Chancelier du Reich le 30 janvier 1933, les communistes se soulèvent. Mais tout est déjà en place, ils se heurtent à la S, A. bien entraînée et bien préparée. Il y a des morts et des blessés chez les opposants. C'est le commencement de la terreur, on arrête, on tue à domicile. Pour couvrir ces crimes, dès le lendemain, 31 janvier, Hitler parlant à la radio, dit sa volonté d’apaiser les esprits et de rétablir l'ordre, de protéger la famille et la religion. Mais le jour suivant, 1er février, il obtient la dissolution du Reichstag. Les élections sont fixées au 5 mars. Le 2 février, Göring, commissaire à l'intérieur, prend la direction de la police. Immédiatement tous les Républicains des postes importants sont rayés de la liste des vivants ou arrêtés, les autres sont limogés par centaines et tous remplacés par des nazis, depuis le plus haut grade jusqu'au plus petit. La répression, implacable, commence sur une grande échelle. Les opposants ou supposés tels, n'ont pas eu le temps de réfléchir, de prendre des dispositions, que déjà ils sont arrêtés ou supprimés sans aucune forme de procès. En deux jours toute une ethnie a disparu, toute morale est abolie comme le droit à la vie pour chaque individu, la dignité de l'homme bafouée, la justice supprimée, la liberté enchaînée. La Constitution est caduque. Le Parti (les Nazis) par la terreur et la propagande, va s'employer à gagner aux élections. Tout va marcher à coups de "Décrets", tout va être possible, et "Tout", c'est le pire.
     Le 4 février, un décret promulgue l'interdiction des réunions "susceptibles de troubler l'ordre public", ce qui eut pour but de supprimer les réunions communistes et de permettre de nouveaux limogeages, de nouvelles arrestations, de nouveaux assassinats
     Le 27 février, c'est l'incendie du Reichstag. Avant enquête, les communistes sont accusés, arrêtés, emprisonnés ou supprimés. Le camp de concentration de Dachau est en fonction, officiellement depuis le 30 mars, celui d'Oranienburg à partir du 11 avril pour les prisonniers allemands. Comme ils ont été construits par des internés, cela laisse supposer que depuis plusieurs mois déjà, ils ont reçu des "pensionnaires". Nul n'est dupe, tant en Allemagne qu'à l'étranger. Cet acte criminel accompli par les nazis est un prétexte pour dissoudre tous les partis avant les élections, à l'exception du Parti National-Socialiste. Tous les abus et les crimes de cette nuit sanglante sont couverts par les "Lois d'Urgence" du 28 février, proclamant la "défense du Peuple et de l'Etat". Elles permettent les arrestations et les détentions arbitraires, les condamnations sans jugement. Toutes les lois constitutionnelles sont abolies telles que la liberté de la presse, le droit de réunion, l'inviolabilité du domicile privé, de la correspondance, etc. Fin février, la presse annonce qu'en six semaines plus de vingt-huit mille personnes ont été jetées en prison ou dans des camps ! Le 1er mars, un décret interdit la provocation à la lutte armée contre l'Etat, et la provocation à la grève générale.
     Le 5 mars, les nazis obtiennent 288 députés au Reichstag, soit 44,9% des voix. Le 21, le nouveau Parlement est appelé en séance solennelle. Les 81 députés communistes sont priés par la S.S. de ne pas siéger. Craignant de subir le sort de leurs chefs ils obéissent. A cause de cette abstention, les nazis disposent de 52% des voix. Le 22, le Bureau n'est pas élu par bulletin secret, mais par "debout, assis". Göring en est élu le président à la majorité, les socialistes, courageusement, se sont abstenus. Le 23, Hitler réclame les "Pleins Pouvoirs" Il les obtient. La démocratie parlementaire allemande a cessé d'exister. La dictature est acceptée dans la légalité par 441 voix contre 94 voix socialistes. Le Grand Reich allemand commence son règne de "mille ans" annoncé par la bible. Une religion cruelle vient de naître, qui réclamera, beaucoup de sang innocent. La nazification va être imposée à toute l'Allemagne au nom du Parti National-Socialiste, avec l'appui de la Gestapo, police politique aux pouvoirs illimités.
     Le 1er avril d'importantes réformes administratives et judiciaires sont imposées. Les parlements des Länders sont dissous, à l'exception de celui de la Prusse, dont Göring est nommé Ministre président. A leur tête sont placés des représentants nazis, choisis par Hitler. Les magasins juifs sont boycottés, leurs occupants chassés, injuriés, bafoués, traînés dans la rue en longs cortèges avec, sur le dos, des pancartes sur lesquelles sont inscrits des slogans infamants et hostiles. Puis ils sont dirigés vers les pelotons d'exécution ou les camps de concentration. Le 7 avril, une loi permet la révocation des fonctionnaires juifs et de tous ceux qui ne sont pas favorables au nouveau régime. Le 21 avril, dissolution des 28 fédérations de la Confédération Générale du Travail allemand.
     Le 26 avril, Göring crée officiellement la police secrète d'Etat, la Gestapo. Ses agents sont présents partout, dans les administrations, les usines, les établissements publics et privés. C'est l'ère de la délation organisée, dans un système où tout avait été minutieusement prévu. Chaque chef a droit de vie ou de mort sur tout être qu'il déclare nuisible ou dangereux, en particulier les Juifs, les communistes, et les intellectuels n'ayant pas adhéré au Parti. Mais ces chefs eux-mêmes, en raison des rivalités qui règnent entre eux, ne seront pas épargnés. Tout au long du régime et quel que soit leur grade dans la hiérarchie nazie, certains seront exécutés par les mêmes pelotons qui abattirent leurs victimes. D'autres seront internés dans ces camps de concentration dont ils ont dirigé la construction, d'autres encore, seront tués à leur domicile sans aucune forme de procès, car "les loups se mangent entre eux". Partout le mot "Gestapo" va devenir synonyme de tortures, de terreur de mort. Là où elle passera, ce sera la dévastation, la destruction avec les méthodes ressurgies de l'Inquisition moyenâgeuse, et modernisées scientifiquement parfois.
     Le 28 juin, Hugenberg qui par sa propagande dans les journaux et le cinéma avait été l'un des grands artisans de l'accession d'Hitler au Pouvoir est mis en demeure de démissionner. Le 7 juillet, les députés sociaux-démocrates sont éliminés par décret. Le 14 juillet, le parti National-Socialiste est proclamé parti unique. Le 31 octobre, le Reich quitte la Société des Nations. Le 30 novembre Göring, par décret, prend la direction de la Gestapo pour la soustraire au contrôle et à l'autorité du Ministère de l'Intérieur.
     Le 9 mars 1934, Himmler est nommé chef de la police politique de Prusse. Création du Service de Sécurité par Heydrich. Le 20 avril, Göring donne la direction de la Gestapo à Himmler, qui en devient le chef "de facto" (en fait) mais Göring le demeure "de jure" (en droit). Désormais, S.S., S.D. et Gestapo formèrent une machine dont les rouages bien rodés allaient asseoir solidement et définitivement le régime. Mais restait la S.A avec Röhm son chef, qui avait été le premier artisan de l'ascension d'Hitler. Il voulait contraindre Hitler à créer une armée populaire révolutionnaire. Röhm réunissant en un banquet d'adieu les chefs de sa S.A., Himmler et Heydrich en profitèrent pour donner un coup de filet. Tous les invités furent arrêtés au cours de la nuit, certains furent assassinés sur place, les autres conduits à Hitler. Sur la liste que lui présenta la Gestapo, il marqua d'un trait rouge 110 noms pour être fusillés. Parmi eux il y avait des opposants au régime qui ne faisaient pas partie de la S.A. Le ministre de la justice de Bavière effrayé par le nombre des victimes obtint d'Hitler qu'il révisât cette liste. Il y consentit. Il restait 19 noms dont celui de Röhm; Göring pouvait se frotter les mains, son plus vieil ennemi était supprimé. Ce fut la "Nuit des Longs Couteaux" le 30 juin 1934. Cette nuit-là en effet Hitler, Göring, Himmler, Heydrich ne se contentèrent pas de supprimer les chefs de la S.A., du même coup tous leurs ennemis furent égorgés, exécutés dans toutes les villes d'Allemagne. Par exemple, Klausener, le chef de l'Action Catholique fut abattu froidement alors qui il était à son bureau. Cette mort causa une telle stupeur que la Gestapo déclara qu'il s'était suicidé. Et combien de noms faudrait-il citer, de tous ceux qui disparurent dans les geôles de la Gestapo, et dans les camps de concentration où les tueurs pouvaient "travailler" tranquillement, à la chaîne.
     Le 25 juillet, le vieux Maréchal Hindenburg meurt. Hitler devient le "Reichsführer". Ce même jour, Dollfuss, Chancelier d'Autriche, est assassiné par les Nationaux-Socialistes Encore un ennemi d'Hitler qui disparaît.
En septembre 1935, furent édictées les "lois de Nuremberg". Elles divisaient la population allemande en trois catégories :
1°- les Aryens, race des "Seigneurs" qui étaient citoyens de plein droit ;
2°- Les Juifs qui avaient deux ou trois grands-parents Juifs. Ils étaient exclus de la citoyenneté allemande ;
3°- Les Juifs non pratiquants et n'ayant qu'un ou deux grands-parents Juifs, n'ayant pas épousé de Juifs. Ils pouvaient accéder à la citoyenneté et au mariage avec un Aryen. La réalité fut tout autre pour cette catégorie de Juifs ; elle ne se retrouva peut-être pas à Auschwitz, qui ne fut construit qu'après l'invasion de la Pologne, mais elle allait mourir d'épuisement et de misère à Buchenwald, Dachau, Mauthausen, Ravensbrück. Le supplice fut long mais le résultat à 80 90% fut le même, la mort.
     n 1935, le Travail Obligatoire de six mois est décrété pour la jeunesse. Elle va se trouver, de gré ou de force, embrigadée, enrégimentée. Elle va être soumise à une éducation nazie intensive, rigoureuse. Il faut apprendre à ces jeunes qu'ils sont de race supérieure, qu'ils doivent se comporter comme tels. On leur répète à tout instant, pour bien les en persuader, que tout doit être sacrifié : père, mère, famille, enfants quand il en aura, son corps, son âme même au Grand Dieu, le tout-puissant Reich allemand. Il devra se soumettre volontairement aux Principes aux Décrets édictés par le nouveau Messie, Adolf Hitler. A ceux qui seront les premiers, il décernera lui-même les récompenses. Les meilleurs seront les Grands Prêtres de la religion nouvelle. Et c'est une émulation collective. C'est à qui espionnera, dénoncera ses voisins, ses amis, son père, sa mère. Cette jeunesse ainsi endoctrinée, fanatisée, trouvera encore dans ses rangs, à l'heure de la défaite, des gamins de quatorze ans, en uniforme, armés, se faisant tuer pour un Führer, levant le bras pour le salut hitlérien, s'ils en ont encore la force, et Lançant avant de rendre l'âme un dernier "Heil Hitler !"
     Les diplomates nazis sont habiles et actifs. Le 18 juin 1935, c'est l'accord anglo-allemand. Il permet la renaissance de la flotte allemande démantelée et interdite par le traité de Versailles, et réclamée à grands cris par Hitler.
     Le 7 mars 1936, Hitler tonnant et menaçant dénonce le traité de Locarno. Il donne l’ordre à ses généraux de réoccuper la Rhénanie, tout en leur recommandant d’être prudents et de se retirer en cas de riposte française. C’était un coup d’une audace folle mais il connaissait bien les hommes, il avait misé sur la faiblesse coupable des responsables européens, sur leur lâcheté. La suite des évènements allait prouver qu’il avait raison. C’est seulement quand il sera confronté à une autre race d'hommes, qu’il sera perdu et vaincu.
     Le 17 juin 1936, Himmler est nommé chef de la police allemande : Reichsführer S.S.
     Le 25 janvier 1938, la détention de sécurité appartient à la seule Gestapo. Tout homme détenu par elle ne pourra être sauvée, nul ne pourra intervenir de l'extérieur, pas même Hitler dans certains cas. L’homme sera broyé, exterminé, où, quand et de la façon qu’elle aura choisie.
     Le 4 février 1938, après de basses machinations pour compromettre et déshonorer le Feld Maréchal Blomberg et le général von Fritsch, les plus hauts responsables de la Reichswehr, Hitler annonce au peuple allemand qu’il supprime le ministère de la guerre. Toujours par ”décret” ce 4 février, il prend lui-même le commandement de l’armée en déclarant : "Dorénavant j’assumerai directement et personnellement le Commandement de l’ensemble des Forces Armées".
     Le 11 mars 1938 c’est l’Anschluss. Bravant toutes les réactions internationales possibles, dans la nuit du 11 au 12 mars les troupes allemandes envahissent l’Autriche. Dans cette même nuit, les S.S., la Gestapo aidée du parti national-socialiste autrichien, suppriment ou arrêtent tous les opposants au régime nazi, dont la liste complète avait été dressée minutieusement à l’avance. Et, dans tous les "coups de force” tentés et réussis par Hitler ce sera le même processus : dans un délai plus ou moins long, le temps nécessaire pour que tout soit en place au jour choisi par lui pour l’agression, il lancera, ce que l’on a appelé "la cinquième colonne", commandos spéciaux du S.D. et de la Gestapo. L'ordre est donné à ces agents secrets nazis de fomenter des troubles, des incidents afin d'affaiblir le gouvernement du pays, et de pouvoir agir plus facilement le moment venu, à la faveur des désordres. Pour cela, avec l’aide du parti national-socialiste autochtone, Hitler fait placer dans tous les postes clefs de l’Etat convoité, des agents nazis. Les placer tant au Gouvernement, que dans les administrations, la finance, la justice, les grandes et petites entreprises, rien n’est oublié, pas même l’agent de quartier ou la ”cellule". Ces hommes sont chargés de l’espionnage, de la propagande nazie, de la propagande anti-juive, anti-communiste. Des listes sont dressées de tous les hommes reconnus opposés ou supposés tels au régime nazi, et c’est au niveau du quartier que commence cette liste, aux postes importants il y a longtemps qu'elle fut établie. Un gouvernement national-socialiste doit être prêt à fonctionner, pour le cas où cela serait nécessaire. Dès l’invasion, parfois quelques heures avant, tous les suspects seront arrêtés et accusés des désordres causés par l’invasion hitlérienne elle-même. La machine est si bien construite, si bien rodée que nul n’y échappera. Et c’est par centaines qu’ils seront torturés, fusillées ou abattus sur place. C'est par milliers qu’ils iront mourir dans les camps de concentration construits par eux et pour eux. Ce sont ces commandos spéciaux qui ont permis à Hitler lors du plébiscite organisé le 13 mars en faveur du rattachement de l'Autriche à l'Allemagne, d'obtenir 99% des voix. Les gestapistes malgré les milliers d'arrestations avaient oublié ce 1%. Il est vrai qu'ils devaient être exténués, et pour cette quantité négligeable, ils avaient bien droit à quelque repos. Ce 13 mars Hitler faisait une entrée triomphale à Vienne ! et pour cause. Les journaux n'ont pas dit ce qu'en pensaient ceux que l'on   venait de jeter dans les camps de concentration, ni ceux que l'on employait à construire le premier camp autrichien : Mauthausen, de sinistre mémoire.
     Depuis 1936, les réseaux nazis s'infiltraient en Tchécoslovaquie, et plus particulièrement dans les Sudètes où ils plaçaient leurs agents dans toutes les administrations, organisations politiques, culturelles, sportives, etc. Partout ils avaient des agents provocateurs. Ce pays devient une véritable poudrière qui inquiète l'Europe. La tension devient dramatique. Les Chancelleries ne chôment pas. Les nouvelles sont de moins en moins rassurantes. Les peuples eux-mêmes ont peur, y compris les Français. Le 22 septembre 1938, au Congrès de Nuremberg, Hitler clame au monde sa colère. Il accuse avec violence le Président de la République Tchécoslovaque d'opprimer, brimer, torturer les Allemands des Sudètes. Il l'accuse même de vouloir les exterminer, alors qu'au contraire c'est lui qui veut se débarrasser des Tchèques. Dans son discours, il devient impératif et réclame le territoire des Sudètes. Ses ambitions n'ont plus de bornes. Les Anglais, en accord avec les Français, envoient Sir Neville Chamberlain, Premier Ministre anglais, auprès d'Hitler pour entamer des pourparlers. Celui-ci hurle, menace, parle de guerre et ne veut point d’arrangement. Chamberlain rend compte de sa mission. Il retourne auprès d'Hitler le 22. Le Führer accepte une réunion à Munich pour le 29 septembre, il nomme lui-même les partenaires ; Hitler, Mussolini et son gendre Ciano, pour l'Axe ; pour l'Entente Chamberlain et Daladier. Hitler est intransigeant, c'est la guerre ou l'annexion des Sudètes et le démembrement de la Tchécoslovaquie. Après toute une nuit de pourparlers et surtout de menaces de la part du Führer, les accords dits de "Munich" sont signés le 30 septembre 1938. Les Tchèques des Sudètes doivent évacuer tout ce territoire, annexé par l'Allemagne, avant le 20 octobre. Les Anglais et les Français signent l'accord garantissant les nouvelles frontières allemandes. Le tout fait sans consulter le Gouvernement de la Tchécoslovaquie. Celui-ci proteste ce même jour 30 septembre. Que peut-il ? Il est abandonné lâchement par ceux-là à qui il devait son existence. Il est contraint d'accepter.
     Retour de Munich, Chamberlain et Daladier, à leur descente d'avion, ne sont pas fiers. Les accords qu’ils viennent de signer prouvent leur manque d'énergie et de courage. Ils ont abandonné bel et bien la Tchécoslovaquie à son triste sort. Croyant sauver la paix (mais ils savaient bien eux qui avaient vu Hitler face à face, qu'il s'agissait seulement d'un répit) ils ont précipité le monde dans un chaos infernal dont il n'est pas encore guéri, A leur grande surprise, contre toute espérance, ils sont accueillis en sauveurs, en triomphateurs. Chamberlain est là tout ébahi avec son traditionnel parapluie qui ne le quitte jamais. Et les peuples de France et de Grande-Bretagne, en signe de joie et de reconnaissance, ornent leur boutonnière d'un petit parapluie. C'est le fétiche à la mode. C’est le ”Chamberlain". Sur les trottoirs, les marchés, les camelots en vendent par centaines en forme de broche, de breloque, d'épingle de cravate. Les Grands Magasins lui réservent un rayon spécial. C’est le cadeau que l'on offre à un ami. Rares sont ceux qui n'ont pas leur ”Chamberlain". C'est l'euphorie. Oui, bien sûr, il y a eu la Rhénanie, l'Autriche pensent les gens. Eh bien ! les Sudètes après tout c'est à la frontière de l'Allemagne, là-bas, c'est loin, ça n'est pas chez nous. Et puisque l'ogre était affamé, on lui a jeté un os, et nous aurons la paix. Vous n’entendez que cela Ça n’est pas chez nous ! Que le monde crève, si c'est ailleurs et pas chez nous. Et malheur à qui ose dire le contraire. Malheur à celui qui parle de lâche abandon, ou qui plus courageux ou plus clairvoyant dit que cette lâcheté-là, nous la paierons chèrement, nous aussi un jour prochain. Ce pessimiste perd ses amis. Avec un homme comme lui, dit-on, il y a beau temps que nous aurions la guerre ou bien c'est un rabat-joie, etc. C’est un tel tollé général que souvent, et ce fut mon cas, sous cette avalanche il se tait, malheureux et indigné de cette lâcheté collective.
     Au milieu de l'allégresse générale ”Les Combattants de la Paix” redoublent d'activité. Ils voient leurs effectifs grossir à vue d'œil. Ils multiplient les meetings, réclamant le désarmement universel, et demandant instamment à la France de donner l'exemple. Et les pétitions pleuvent, on signe, on signe, aux cris de "Désarmement, Désarmement" Pendant ce temps, dans la clandestinité, l'Allemand arme à outrance. Les usines d'armement, en particulier celles de la Ruhr, travaillent 24 heures sur 24. Avec la bénédiction de la Grande-Bretagne, et le quasi-silence des autres puissances, le Führer a reconstruit la flotte. Il fait fabriquer en masse et par pièces détachées, de petits sous-marins de poche, qui se révèleront une arme redoutable, le moment venu. Il fabrique de même des armes blindées. Dès 1933, Hitler porte l'armée de 7 à 21 divisions. En 1935, il rétablit le service militaire obligatoire, est-ce pour faire les moissons et cueillir les fruits ? Quand il entre à Vienne, son armée n'avait pas des fusils de bois, mais des blindés. Ses soldats étaient armés jusqu'aux dents sur des engins motorisés qui se déplaçaient avec une facilité prodigieuse. L'Europe avait laissé fabriquer tout ce matériel. Et aujourd'hui encore, "ces Combattants" animés par la "cinquième colonne" chantent la paix et réclament à la France, son désarmement. C’était de l’inconscience, de l’infantilisme ou de la bêtise. Notre peuple ne voulait vraiment pas la guerre, pas plus que nos dirigeants, et Daladier l’a prouvé. Alors, c’était sans doute de l’inconscience, car mes amis pacifistes n’étaient pas des imbéciles.
     En France, le capitaine de Gaulle essaie par l’intermédiaire du député Paul Raynaud de montrer la nécessité d'avoir une armée nationale motorisée, blindée avec une aviation de chasse et de bombardement. Personne ne l’écoute, surtout pas les chefs de l'Etat-Major.
     Hitler doit faire des rêves fantastiques. Rien ne lui résiste, il peut dire à moi l'Europe et pourquoi pas le Monde. Quand il paraît en public, son peuple hurle de joie, les vieux pleurent de reconnaissance, des femmes se pâment, on approche de lui les petits enfants pour qu’il les bénisse. Le Dictateur se prend au jeu, et il les bénit. Ce sont des foules fanatisées qui saluent ses discours du geste hitlérien, bras tendu en avant, et qui scandent en cadence, sorti de ces milliers de poitrines un "Heil Hitler” qui n'a plus rien d'humain. Ce sont des robots, prêts à tous les sacrifices pour le "Grand Reich Allemand" et pour le Führer. Il a. atteint son but, tous sont devenus cette "Kadavergehorsam”. Ils sont tels qu'il les avait rêvés dans ses songes les plus fous. Tous, non, mais seulement quelques rares exceptions, les autres ont été tués, ou bien ils crèvent dans les camps de concentration. Ceux-là, s'ils crient nul ne voudra les entendre, de peur d'être obligé de las rejoindre un jour, dans leur géhenne. C'est le règne du mensonge de la ruse, de la cruauté, de la peur, de la terreur, c'est cela qu'il faut pour vaincre le monde. La méthode a brillamment fait ses preuves. Tous les moyens employés dès le début ont révélé leur efficacité.
     Et le 22 novembre suivant, au milieu de tous ces bouleversements dramatiques, c'est en Allemagne ce qui fut appelé "La Nuit de Cristal” le bruit des vitrines défoncées rappelant le cristal que l'on brise. Pendant toute cette longue nuit les Juifs allemands furent assassinés, massacrés, arrêtés, emprisonnés. Conduits à travers la ville, leurs habits en loques ou leur pantalon arraché, en caleçon pour les humilier davantage. La foule est là sur le parcours du ”vil troupeau" hurlant de haine parce qu'on lui a appris que tout le mal qui lui arrive vient des Juifs. On lance des pierres, on crache sur les victimes, tandis que les gardiens d'escorte, armés de leur mitraillette encouragent de leurs ricanements la vindicte publique. Cette nuit-là, ce fut une chasse à l'homme sans merci, depuis le bébé dans son berceau, jusqu'au vieillard à l'agonie. Cette race impure, ces suppôts de Satan, doivent être exterminés, même l'enfant dans le ventre de sa mère. Il ne doit plus en rester un seul sur le sol allemand, en attendant que l'on puisse en purger le monde. Leurs livres saints, leurs objets de culte sont profanés, leurs synagogues incendiées. Leurs biens sont saisis, meubles et immeubles. Ce troupeau que l'on traîne dans les rues ira dans les camps où il travaillera à des travaux de force. Et ces intellectuels, ces marchands, qui firent la richesse du pays, après épuisement total, iront engraisser de leurs cendres les champs de rutabagas de cette patrie qu'ils considéraient comme la leur et qu'ils aimaient. Et combien de savants, d'artistes, d'écrivains, qui avaient fait la grandeur de l'Allemagne portaient des noms juifs. Mais depuis qu'il y a des dictatures, vous avez bien compris n'est-ce-pas, que des ”Grands Hommes”, il n'en faut pas. Il ne faut pas en tirer gloire. Ce sont des gens qui manient la plume, qui font travailler leur cerveau donc capables de réfléchir, de raisonner. De ces espèces, il n'en faut à aucun prix.
     Le 15 mars 1939, c'est l'agression hitlérienne contre la Tchécoslovaquie déjà démantelée. C'est son occupation par les troupes nazies, soi-disant pour venir au secours des patriotes slovaques opprimés. Le gouvernement est mis dans l'obligation de démissionner. C'est la création du Protectorat allemand de Bohême-Moravie.
     Un mois plus tard, le 28 avril, Hitler réclame Dantzig et le Corridor (entre l'Allemagne et la Prusse orientale allemande). En France, Déat explique dans le journal ”L'Œuvre”, dans un article intitulé "Mourir pour Dantzig” qu'il n'y a pas de quoi protester, et que vraiment on ne peut se faire tuer pour un si petit territoire.
Le 23 août, signature du pacte de non-agression germano-russe, qui va permettre une fois encore à l'habileté et à la perfidie d'Hitler de réussir un coup de maître. L’U.R.S.S. signe ce pacte avec Hitler, massacreur de communistes allemands, pour avoir droit au partage de la Pologne. Quelques jours plus tard, le 1er septembre, la Pologne est envahie par les Allemands. La France et l'Angleterre, alliées de la Pologne, ne peuvent plus tergiverser. Elles déclarent la guerre à l’Allemagne le 3 septembre. Le 17, les Russes entrent en Pologne pour prendre leur part "du gâteau". Ils occupent la partie orientale, conformément au Pacte de non-agression signé le 23. La Pologne attaquée des deux côtés par de puissantes armées, capitule le 27 septembre.
     Côté français, c’est la "drôle de guerre" qui commence. Nos soldats jouent aux cartes, écoutent de la musique derrière notre "invincible" ligne Maginot, tandis que les Allemands semblent en faire autant derrière leur ligne Siegfried. Que font les états-majors ? Côté France, ils dorment, je crois, sur leurs deux oreilles, derrière des défenses qu’ils savent imprenables, Côté Allemagne, disons plutôt côté nazi, Hitler prépare, organise, intensifie les productions de guerre, compte ses hommes et son matériel. Sa ”cinquième colonne" s’active ; elle met en place, là où il le faut, les hommes dont le Führer a besoin pour la réussite de ses entreprises. C’est seulement quand la machine sera bien en place, qu’éclatera la "guerre éclair", et tout ira très vite. Il ne faudra pas donner le temps à l’ennemi de réfléchir et d’attaquer. L’hiver passe. Le printemps arrive. Le 10 mai 1940 et les jours suivants, c’est l’invasion de la Belgique, de la Hollande, du Luxembourg. Un torrent de feu et de mitraille s’abat sur les villes et les campagnes, sur les civils et sur les militaires. Les citadins, comme les villageois fuient devant ce raz-de-marée, dans cet enfer. Les routes sont encombrées de réfugiés à pied, à vélo, avec des vieillards et des infirmes sur des brouettes ou des voitures à bras, Tel paysan porte son cochon dans un vieux landau d’enfant, tel autre prend toute la route avec son troupeau qu'il a la prétention d’emmener jusqu’à un impossible havre de paix. Les militaires ne peuvent avancer dans cet encombrement. Ils ne veulent pas passer sur les corps de ces pauvres gens qu’ils ne peuvent sauver. Et quand les motards allemands arrivent à toute vitesse, eux, trouvent la route entièrement libre ; la peur, la terreur ont fait se jeter dans les fossés et partout alentour les fuyards, plus morts que vifs. Le 15 mai, c’est la capitulation de l'armée hollandaise.
     Le 25 c’est l’armée belge qui capitule à son tour. Le 10 juin, l’armée italienne attaque la France, c’est le coup de poignard dans le dos.
     Le 14 juin arrivée d’Helmut Knochen et de la Gestapo à Paris.
     Le 16 juin 1940, Pétain demande l’Armistice.
     Le 18 juin 1940, c’est "L'Appel à la Résistance" du général de Gaulle.
     D'un côté, Pétain avec le Gouvernement de Vichy à la solde de l’ennemi, la collaboration avec le régime autoritaire commence par des lois d’exceptions issues des "Pouvoirs" accordés au Maréchal le 10 juillet 40 par la majorité des députés et des sénateurs. Dès le 30 juillet, la Cour suprême de justice jugea un certain nombre de ministres de la IIIe République (Procès de Riom). Le 13 août, interdiction des sociétés secrètes. En septembre, la Cour martiale siégeant à Gannat, condamna, le Général de Gaulle à mort par contumace, ainsi que plusieurs officiers de la France Libre. En octobre, le Statut des Juifs permit les spoliations, les brimades, les arrestations, les déportations de Juifs étrangers, puis de Juifs français. Les journaux de l'époque ont révélé des arrestations scandaleuses, telle celle d’un ancien combattant français juif, blessé de guerre au combat, amputé d’une jambe, titulaire de la Croix de Guerre avec brillante citation. Cet homme est arrêté avec les autres Juifs, son passé glorieux ne peut le sauver, pas plus que son amour pour sa patrie, la France Aux yeux de l'occupant, malgré ses antécédents il est Juif et non Français ! Ses deux enfants, l'un de six ans l’autre de huit seront sauvés par des voisins charitables et courageux. L'homme, lui, n’est pas revenu d’Allemagne. Mutilé comme il l'était, il a dû être directement dirigé sur le camp d'Auschwitz pour y être gazé et brûlé dès l'arrivée. En juillet 1940, Pétain crée les "Chantiers de Jeunesse" pour endoctriner la jeunesse française selon les méthodes nazies L’Alsace-Lorraine est annexée et ses hommes envoyés sous l'uniforme allemand combattre contre les Soviétiques. La poignée de main de Montoire, le 24 octobre, le vieux vassal promettant obédience à son suzerain, c'est un affront que les patriotes ne peuvent oublier. C'est la "Collaboration".
     En juillet 1941 Brinon et Doriot créent la "Légion des Volontaires Français" contre le bolchévisme. Les engagés se battront avec les encouragements de Pétain ! En juillet 42, une nouvelle unité combattante est mise au service de l'Allemagne "La Légion Tricolore".
     Occupation de la "zone libre" par les Allemands le 11 novembre 1942,
     En février 43, le "Service du Travail Obligatoire” envoie d'office les jeunes Français travailler en Allemagne.
La loi du 30 janvier 1943   permet à Darnand de créer la "Milice" française, de sinistre mémoire. Le Maréchal entouré de pro hitlériens est devenu le prisonnier des nazis. Il n'est plus qu'un prête-nom derrière lequel agissent Hitler et ses sbires. Il a 86 ans, il a déclaré qu'il faisait don de sa vie à la France. IL eût mieux valu pour son honneur et celui de la France qu'il se suicidât. C’est partout dans le pays, la famine, la misère, l'insécurité. Mais c'est surtout le temps de la colère, de la honte, du déshonneur.
     De l'autre côté, c’est de Gaulle, la France réhabilitée dans l’honneur.  C’est la lutte pour la Liberté contre le Nazisme, le Racisme, la Dictature. C’est l’Espérance de ne plus vivre à genoux, opprimés, sous la schlague. C’est le combat contre l'occupant, et pour les Résistants, la participation à ce combat. Participation active, combien dangereuse, qui fera, ils l'espèrent, hâter le jour de la victoire. Ces "Combattants de l'ombre", ces "Combattants sans uniforme” font le don gratuit de leur vie pour un avenir de justice et de paix où tous les droits de l’homme seront reconnus, en premier le droit à la vie et le droit à la dignité pour tout homme !
D’un côté il y a le désespoir et la honte.
     De l’autre c’est la grande Espérance et l'Honneur retrouvés

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Résumé de la guerre
Victor CAILLIAU
Dessin de Claude KERWAND

Victor CAILLIAU

     Que dire de Maître CAILLIAU ? Que c’était un notaire de notre ville, qu’il était originaire d’Arras, où il est né en 1889. Comme tant d'autres, rien dans sa conduite ne faisait prévoir son arrestation.

     Le 27 février 1944, il était appréhendé, ainsi que Maîtres Foubert et Houzard. Tout fut si vite réglé qu’il y eut peu de témoins. Voici cependant ce que raconte Maître Houzard, le seul rescapé de cette tragique histoire.

     "C’était le dimanche 27 février 1944. à 7 heures du matin, que Maître Cailliau fut arrêté à son domicile, rue Pont-Mortain, par des gendarmes allemands, en même temps que son confrère Maître Foubert et que moi-même. C’était un froid dimanche d’hiver et il restait de la neige sur les toits.

     Aucune explication ne nous fut donnée lors de l’arrestation. Je retrouvai Maître Cailliau au siège de la Kommandantur, c’est-à-dire à l’hôtel de l’Espérance. Il avait alors un excellent moral, et son principal souci était de laisser sa femme non encore rétablie d’une récente maladie.

     Nous fûmes conduits à la gare de Lisieux, pour prendre le train de Caen, vers 10h.30. En sortant tous trois de l’hôtel de l’Espérance, encadrés par les gendarmes, nous rencontrâmes un ami de Maître Cailliau. Ce dernier lui cria d’un ton enjoué : "Voyez, M.…, nous allons faire une petite villégiature". A la gare de Lisieux, nous retrouvâmes famille et amis, prévenus clandestinement de notre départ. Dans le compartiment, Maître Cailliau ne se départit point de sa bonne humeur et fit divers projets.

     A notre arrivée à la Gestapo, à Caen, nous subîmes l’interrogatoire d’identité habituel, puis nous fûmes conduits à la Maison d’Arrêt de la Maladrerie. Bien entendu nous fûmes mis chacun dans des cellules différentes et, séparées l’une de l’autre par une autre cellule. Il s’agissait de cellules du troisième étage. Celle de Maître Foubert portait le N°18, celle de Maître Cailliau, le N°24, je crois. L’étiquette qui le désignait sur la porte indiquait : "Gaulliste".

     A notre arrivée, un départ pour Compiègne venait d’avoir lieu, et nous étions seuls dans nos cellules. Quelques jours après, nous fûmes conduits en groupe à la visite médicale, et Maître Cailliau put me confier qu’il se livrait plusieurs heures par jour, pour se distraire et se "maintenir en forme", à des exercices d’éducation physique.

     J’eus l’occasion de le revoir plusieurs fois, soit à l’occasion de séance de douches, soit à l’occasion de séance de coiffeur. A chaque fois, il manifestait le même courage et le même espoir, si j’en juge par les deux ou trois mots que nous pouvions alors échanger rapidement et subrepticement. Physiquement, il avait d’ailleurs peu changé et était seulement, comme tous d’ailleurs, devenu pâle en raison du manque d’air et de l’insuffisance de nourriture.

     Le 27 avril au matin, la cellule voisine qui séparait la sienne de la mienne, m’appelait au "téléphone", c’est-à-dire au moyen du signal pratiqué sur les tuyaux de chauffage central, et me faisait connaître qu’il me souhaitait un bon troisième mois de captivité. Quelques jours plus tard, j’étais libéré, et je ne devais malheureusement plus jamais le revoir".

     C’est dans l’adversité, encore plus dans les chaînes, que se mesure la valeur de l’homme. Débarrassé du vernis laissé par l’éducation, retiré de son milieu social, il apparaît tel qu’il est en réalité : ni ange, ni démon. Parfois cependant, ange, parfois démon ; souvent un homme, dans tout ce qu’il a de noble, ou un monstre dans tout ce qu’il a de bas, de répugnant, de monstrueux.

     Dès le départ, ce qui caractérise Victor Cailliau, c’est la volonté et la ténacité qui l’animent. Son courage lui permet d’afficher sa bonne humeur, de faire des projets pour maintenir le moral de ses camarades de captivité, alors qu’au fond, il sait qu’il a peu de chances de s’en sortir. Dans sa cellule, pour lutter contre l’abêtissement qui guettait tout prisonnier, quel qu’il soit, il fait de la culture physique, il se récite des poèmes. Cela peut faire sourire qui n’a pas connu la prison. Ces simples exercices nécessitaient un bienfaisant contrôle permanent de soi-même. Cela valait mieux que de compter tout au long du jour, combien il fallait de pas pour aller d’un mur à l'autre de la cellule, comme un animal en cage, ce qu’ils faisaient pour la plupart.

     Que dire de ce qui s’est passé au camp ? Nous en savons si peu de choses sinon ce récit poignant dans sa grande simplicité qu’un de ses compagnons, rescapé, nous fit, avec une naïveté désarmante.

     "J’ai connu Victor Cailliau au camp de concentration. C’était un homme courageux qui faisait face à l’adversité avec ténacité. J’avais beaucoup d’estime pour lui. Malheureusement, les privations, les mauvais traitements, eurent le dessus de sa robuste constitution. De plus, il commit l’erreur et l’imprudence de partager sa maigre ration avec de plus jeunes. Comme je lui en fis le reproche, il me répondit qu’il pensait à ses enfants, qu'il eût été heureux qu’un père en fît autant pour ses trois fils, s’ils se fussent trouvés dans une situation analogue.

     J’étais employé aux cuisines, continua cet homme, et voyant la santé de mon ami péricliter de jour en jour, j’offris de lui passer, en cachette, une ration supplémentaire. Elle lui aurait permis de tenir jusqu'au bout.

     Il refusa catégoriquement. Comme j’insistais, il répliqua "N’insistez pas, vous me désobligeriez. Cette soupe, que vous m’offrez, c’est la ration d’un autre. Si je l’acceptais, je le condamnerais à mourir à ma place, je ne le puis". Et l’homme navré, d’ajouter : "S’il avait accepté, il ne serait pas mort. Je voulais le sauver".

     Pour bien comprendre, essayez d’imaginer ce qu’était la faim au camp. Une ration de famine, tout juste de quoi mourir de faim lentement, très lentement. Imaginez cette faim qui vous tiraillait l’estomac, jusqu’à la nausée et l’évanouissement. Douleur lancinante, qui vous empêchait de dormir, elle vous collait aux entrailles. Elle vous mordait au ventre, suçant vos forces comme un vampire. Elle vous empoignait, elle vous torturait sans répit. Entre ses griffes vous deveniez sa proie facile et docile. Chez beaucoup, elle annihilait les forces vives, et le prisonnier devenait capable des pires bassesses pour une ration supplémentaire. Pour avoir mangé une soupe qui ne lui était pas destinée, souvent, trop souvent, hélas, l'homme à son insu certes, devenait le meurtrier de son frère.

     Est-il besoin d'ajouter un seul mot ? Il y a des actions d’éclat qui méritent de belles décorations. Il y a de petits faits, en apparence anodins, qui passent inaperçus, et qui mériteraient les meilleures citations.

     Dans la misère, dépouillé de tout, dans un milieu dont il n’eût jamais soupçonné l’existence, dans lequel les plus basses passions se déchaînaient, Victor Cailliau a su garder son rang d’homme. Là où l’Allemand arrivait parfois à avilir les plus forts les plus grands, lui a préféré mourir, plutôt que d'abdiquer sa dignité humaine. Plutôt que de se rabaisser au niveau de la bête, que d’accepter toute déchéance morale.

     Que dire de lui, me demandais-je ? Rien, sinon qu’il fut un "Homme" avec tout ce que cela signifie de grandeur, de droiture, de noblesse, d’amour du prochain et ce, jusqu’au plus grand sacrifice.

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Edmone ROBERT

Edmone ROBERT

Dessin de Claude KERWAND
Edmone Robert  1912-1945
Edmone Robert  1912-1945

     Élève de l’école Michelet, elle avait choisi d’être institutrice. Petite, rien de particulier ne la signalait à l'attention. Elle était vraiment le type de l’institutrice, me dira plus tard Henri D…... Une fille toute simple, énergique au franc visage, une fille nature, ajouta-t-il, ce qui dans sa bouche équivaut au plus beau compliment.

Ce fut la guerre, puis l’occupation. Une Française, formée depuis l’enfance sur les bancs de l’école laïque, aux idées de liberté, de respect des Droits de l’Homme et du Citoyen ne pouvait accepter ni l’occupation, ni l’esclavage. Elle ne pouvait renier ce passé de justice et d’honneur, dont la France et les Français sont si fiers. Elle entra donc, tout naturellement dans la Résistance. Sous le pseudo de "Lucienne", elle entra dans un groupe du "Front National", constitué à Lisieux. Ses qualités d’intelligence, de courage, d'énergie et d’audace, en même temps que son immense désir d’effacer la honte de Vichy la firent nommer responsable de ce groupement.

     Institutrice à Saint-Aubin-sur-Algot, son quasi-isolement lui permettait de recevoir et d'héberger les agents de passage, sans éveiller l’attention des voisins. Elle était chargée de la liaison entre Paris et Caen. C’est elle qui avait eu cette idée à la fois simple et géniale : près de la halte de la Houblonnière, l'agent de liaison venant de Paris, jetait dans les buissons bordant la voie, un vulgaire emballage. Edmone, cherchant des violettes, des escargots, ou quelques plantes pour sa leçon de sciences, ramassait ce colis. Il contenait les messages destinés à la section de Caen et les tracts à distribuer dans la région. Ainsi en gare de Caen, aucune fouille n’était à craindre, l’agent avait mains et poches vides. Ensuite Marius SIRE, dit Kleber dans la Résistance, venait prendre possession du précieux et dangereux envoi. Elle eut aussi à faire de nombreuses cartes d’identité pour les réfractaires du S.T.O ; en un mot elle était entièrement au service de son pays Cependant, elle continuait normalement sa classe, afin que nul ne soupçonnât ses activités clandestines.

     "A la suite d’un attentat manqué contre un transport militaire allemand, près de la Houblonnière, en fin décembre 1942, deux des auteurs de cette tentative furent arrêtés. L'un d’eux, torturé, fit des aveux et révéla le nom de plusieurs de ses camarades. Une vague d’arrestations commença alors. Edmone en fit partie. Elle fut arrêtée, internée à Caen, puis à Fresnes. Elle fut condamnée par la Cour Martiale de la rue Boissy d’Anglas."

J’ai vu Henri D...., le seul rescapé de cette douloureuse aventure. Quatorze de ses camarades furent fusillés, ou décédèrent en déportation comme Edmone Robert. Voici le récit qu’il me fit :

     "Dans la cour de la prison de Fresnes, un baraquement installé par les Allemands servait de tribunal. C’est là que mes compagnons et moi-même fûmes conduits pour y être jugés et condamnés. C’est là que je revis pour la première fois depuis mon arrestation, Edmone. Ce devait être aussi la dernière.

     Je regardais tous mes camarades, que je n’avais pas vus depuis de longues semaines. Très dignes, beaucoup avaient l’air fermé et triste de ceux qui se savent sans espoir. Ils ne pouvaient nier, trop de preuves accablantes avaient été réunies contre eux, P.... et R....,[1] ayant révélé tout ce qu'ils savaient de leurs activités clandestines. Au milieu de nous,

Edmone faisait figure d'anachronisme. Fraîche, souriante, à son aise, elle donnait l’impression de l’institutrice au milieu de sa classe. Nous constations son calme avec une sorte d’ahurissement, de stupéfaction et surtout d’admiration. P... et R... l’avaient honteusement chargée. Pendant de longs et interminables interrogatoires, elle avait été frappée, puis torturée, elle avait toujours nié l’évidence et n’avait trahi aucun des siens. Aujourd’hui, elle, la jeune, la petite, la représentante d'un sexe soi-disant faible nous donnait encore l’exemple, et en quelles circonstances et en quel lieu !!

     Devant ce tribunal qui ne pouvait que décider sa mort et la nôtre, elle avait l’air attentif et détendu d’un être qui attend au théâtre, un spectacle de qualité. Je la regardais, enviant son calme souriant et son impassibilité. En moi, je sentais un trac qui insidieusement me prenait aux entrailles, qui voulait me terrasser, et qu'à tout prix je devais vaincre. C’était comme un animal sournois, qui dans l’ombre, cherchait à m’empoigner et me briser. Je serrais les mâchoires, pour que mon visage ne trahît point le corps-à-corps avec cette bête monstrueuse, qui au-dedans me livrait une bataille sans merci. J’étais dans une sorte d’état second, dû à l’angoisse des semaines de captivité, aux interrogatoires répétés, aux coups, à la faim, au manque d'air et à l’incertitude du lendemain. Je sentais, qu’au fond, c’était mon état physique déficient qui me jouait ce mauvais tour. Tandis que ce combat se livrait en moi, j’observais Edmone. On interrogeait ses camarades et son attitude ne variait pas. Le tribunal condamnait à mort, elle était toujours impassible, comme s’il se fût agi pour elle, d’un drame joué par des artistes.

     A un moment, que je ne saurais situer, nos juges, fatigués, se retirèrent quelques instants. Nous restâmes sous la garde de soldats allemands. Nous n’osions ni nous regarder, ni parler. Ce fut Edmone qui nous adressa la parole. Je n’avais pas remarqué qu’elle avait près d’elle un petit colis. C’était un paquet de la Croix-Rouge. Elle en sortit des gâteaux et du chocolat qu’elle nous tendit. Nous n’osions prendre, nous étions tendus et comme paralysés. Alors, éclatant d’un rire clair, sans fêlure, de force elle emplit nos mains du contenu de l’emballage :

"Prenez donc, c’est une aubaine inespérée, nous ne sommes pas habitués à de telles gâteries. Vous devez avoir très faim ! Pour donner l’exemple, elle mordit à belles dents dans une tablette de chocolat. Chacun mangea sa part, sous l’œil passif des gardiens allemands. Le biscuit que je mangeais, me resta dans la gorge, impossible d’avaler ; ce n’était pas la peur qui l’empêchait de passer, mais l’émotion. Quoi ! Cette frêle jeune fille pleine d’énergie et de cran, nous donnait une fois encore, un exemple et une leçon ; son rire, sa voix, nous faisaient renaître ; un vent de liberté et de fraternité souffla sur nous. Le sourire s’épanouit sur tous les visages, alors qu’au dedans nous sentions monter des larmes de reconnaissance. Son attitude crâne chassait notre peur, nous redonnait courage. Nous ne nous sentions plus des prisonniers et des victimes, nous redevenions "des hommes libres", donnant leur vie librement.

     Puis le tribunal reprit sa place. Ce fut au tour d’Edmone. Tout était dit et lu en allemand. Un interprète allemand traduisait en français. Il pria la prisonnière de se lever. Droite, fière, sans émotion apparente, elle écouta l'acte d'accusation. C'était accablant ; j'étais atterré, un glaçon semblait glisser le long de mon échine. Elle regardait ses juges bien en face, avec toujours ce même doux sourire qui lui allait si bien. Avant de prononcer la sentence, le juge lui fit demander : "Avez-vous quelque chose à réclamer ?" Sur le visage d'Edmone, le sourire s'accentua. Une lumière qui semblait venir du dedans l'illumina. Elle redressa fièrement sa petite taille. Nous étions haletants. Les juges, surpris, la regardaient, attentifs. Sa voix toujours la même, claire et nette, habituée à bien articuler, s'éleva dans un silence impressionnant : "Je n'ai rien à ajouter, ni à réclamer." Puis un temps très court, qui nous parut durer un siècle, et elle proclama fièrement et comme grandie : "J'ai agi en Française."

Tandis que Henri D...., me contait cette héroïque histoire d'une fille de chez nous, je prenais des notes, le nez sur mon papier. Il se fit un silence. Je levai la tête. Mon interlocuteur avait le visage congestionné par l'émotion, ses yeux étaient brillants de larmes contenues. "Quelle fut la condamnation, demandai-je ?" L'homme ne pouvait répondre, des sanglots gonflaient sa gorge.

     Trois fois à des époques différentes, il me fit le même récit. Trois fois, arrivé au même point de l'histoire, de lourds sanglots d'homme, de ces sanglots silencieux qui ne peuvent s'exprimer, l'empêchaient de continuer.

Edmone Robert fut-elle condamnée à mort comme ses autres compagnons ? Henri D...., ne pourra jamais me la dire. Ce que je sais, c'est qu'elle fut envoyée à Ravensbrück.

     Son invincible énergie lui permit de tenir jusqu'au bout. Elle connut notre victoire et la défaite allemande. Son corps, lui, n'obéit pas à son âme d'airain. Elle fut libérée.

     La longue marche forcée vers la Tchécoslovaquie, sous la neige, en costume de déportée, écrit Fernand Robert, son frère, eut raison de ses dernières forces. Libérée, elle fut transportée en ambulance à Stuttgart où elle mourut en arrivant.

     Elle avait fait promettre à ses camarades de ramener SON corps en terre française. Son frère, après bien des difficultés, eut au moins la satisfaction d'exaucer ce vœu. Elle repose dans sa terre natale, dans un paisible cimetière de Falaise.

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[1] Il s'agit de Henri Papin et de Henri Rebut

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Fernand NOLENT

Fernand NOLENT

Dessin de Claude KERWAND

     Il est à nos yeux, le "héros”, se battant pour l'honneur et pour la liberté ; luttant dans l’ombre et contre l’ombre, pour faire régner l’éclatante lumière.

     Pour conter son histoire, nous voudrions des mots neufs, inventés pour lui ; mais il n’y en a pas. II nous faut employer les mots de tous les jours, et C'est peut-être mieux ainsi.

     Chef d’entreprise, jeune, intelligent, courageux et dynamique, l’avenir s’ouvrait devant lui, plein de promesses. Il avait une jeune femme qu’il adorait ; deux petits bouts de filles, l’une de trois ans, l’autre venant d’avoir un an, étaient sa joie et son bonheur. Dans quelques mois, il espérait que l’enfant qui allait naître serait un garçon, et il se sentait comblé.

     Mais c’était la guerre, la misère, la disette, le joug ennemi. Un père se doit d’assurer l’avenir de ses enfants.

Pour eux, il voulait une vie dans la paix, dans l’honneur et dans la liberté. Pour cela, il fallait combattre, débarrasser la France de l’occupant.

     Il connut alors un violent drame de conscience. Entrer dans la Résistance, c’était accepter la mort, mais surtout, c’était laisser une femme avec trois petits orphelins. Il ne pouvait accepter pour ses enfants, une vie d’esclavage, de renoncements. Abandonner, c’était leur préparer un avenir de larmes, de douleur et de honte. Son cœur de père et d’homme libre ne pouvait admettre une telle perspective. Un autre dilemme se posait : devait-il ou non, mettre sa femme au courant de son activité clandestine ? Pourquoi l’inquiéter ? Elle attendait un bébé ; pour elle et pour l’enfant, il jugea préférable de se taire. Il ne voulait en rien troubler sa paix, il fallait pour l’instant lui éviter ces graves soucis. Il garda le silence, portant seul ce lourd et écrasant secret, que pourtant il aurait aimé partager avec elle.

     Il était décidé à se battre comme un lion, pour eux et pour son pays. A 32 ans, un homme se sent si fort et Dieu veille, pensait-il.

     "Vos voies, ne sont pas mes voies, dit l’Eternel !" Hélas ! Il entra dans un groupe de résistance, prêt à prendre les armes à l’heure du débarquement.

     A la suite d’un parachutage, des armes et des munitions furent entreposées au Café des Sports chez Mr Cottereau. Ces caisses, pas plus que le propriétaire du bar, n’étaient en sûreté en plein centre de Lisieux, dans ce café où comme partout, de nombreux Allemands allaient et venaient. Nolent, qui habitait à quelques kilomètres de la ville, accepta de les transporter et de les cacher chez lui, ce qui fut fait.

     En octobre 1943, un des responsables de la section, arrêté, dénonça Fernand Nolent. Il conduisit la Gestapo à la cachette qui abritait les caisses d’armes et de munitions. C’était le 16 octobre. Ce fut l’arrestation : arrestation dramatique. Devant l’évidence, il ne put nier. Sur place, ce furent les coups, les sévices de toutes sortes, les premières tortures. Tout cela était comme un macabre prélude à une suite plus dramatique encore. Il quitta sa maison, sa jeune compagne, ses deux fillettes, ce bébé qu’il ne connaîtrait pas, la mort dans l’âme. Mais il était noble et fier, nul, surtout pas l'ennemi, ne devait connaître le tumulte de son cœur et son désarroi. C'est en apparence impassible, qu’il franchit le seuil de ce foyer qu’il savait ne plus jamais revoir. Il fut incarcéré à Caen, à la Maison d'Arrêt de la Maladrerie, sous l’étiquette "Terroriste”. C’eût été risible et grotesque si la situation n’avait été aussi terrible. Sa vie à Caen, si elle fut une tragique épreuve pour tous les prisonniers, fut pour lui, un calvaire sanglant. Chaque matin, il partait de la prison pour la Gestapo. Il n’y revenait que le soir, pantelant et brisé. Les Allemands voulaient les noms de ses complices. A aucun moment, même quand à force de tortures, la raison semblait le fuir, il ne prononça un seul nom. De son corps meurtri par les coups, couvert de plaies, le sang s’échappait. La souffrance ayant atteint son paroxysme, il se sentait parfois presque insensible, comme indolore. Il avait l’impression de n’avoir plus de corps, de n’être plus qu’une âme. Le soir, quand ses gardiens le ramenaient dans sa cellule, il s’y écroulait. Ses voisins entendaient tomber son corps mou. Il ne répondait pas à leurs appels. Les entendait-il ? Non, très probablement, il devait être évanoui.

     Outre, les sévices corporels, il avait à se défendre contre les tortures morales. Un jour, plus satanique que jamais, Albert, le bourreau raffiné de la Gestapo, lui adressa cette menace : "Nolent, si vous ne parlez pas, si vous ne donnez pas de noms, nous torturerons votre femme".

     Et Nolent se tut.

     Plus tard :"Nolent, ma patience est à bout, si vous ne parlez pas, je torturerai votre femme et vos enfants devant vous (Noient restait muet). Vos enfants ! Vous comprenez bien ? et ce jusqu’à ce que vous parliez. Dites un nom, un nom seulement, et vous les sauverez".

     Et il ne parla pas.

     Il avait bien pensé au suicide, mais comment y parvenir ? A la Gestapo, rue des Jacobins, dans la chambre des tortures du troisième étage, la fenêtre donnant sur la rue était condamnée ; elle aurait été sa seule chance, s’il est possible de s’exprimer ainsi. En prison, devant sa cellule, un gardien veillait en permanence. Toutes les dix minutes, il soulevait l’espion enchâssé au milieu de la porte, pour surveiller et contrôler tous ses gestes. Donc, aucune possibilité de raccourcir le supplice. Il fallait vider la coupe jusqu’à la lie ; malgré tout, résister jusqu'au bout, sans parler.

     Dans sa tête en feu, il revivait sa vie passée, son bonheur simple et paisible. Qui s’occuperait de ceux qu’il allait laisser pour toujours ?  Qui leur apporterait les paroles qui consolent et qui calment ? Il croyait en la bonté, en la charité : il croyait en l’Homme. On entourerait sa femme, on prendrait soin de ses enfants. ON, n’avait pas de visage dans son rêve, mais il avait confiance. ON, serait peut-être la famille. ON, serait un ami, un voisin. Sûrement, cela ne faisait pas de doute, ON, serait la France.

     Hélas, la réalité, n’est pas le rêve !...

     Puis, dans sa pauvre tête, la scène changeait. La Gestapo allait torturer sa femme. Avait-il le droit de dénoncer ? Ses enfants allaient être eux aussi torturés, mais avait-il le droit de disposer de la vie d’autrui ? Avait-il le droit de donner un nom, un seul, pour sauver les siens ? La tentation était grande, la douleur insupportable, insoutenable. Il supporta tout. Il fit l’ultime sacrifice, non pas celui de sa vie, il aurait donné vingt fois sa vie, mais celui de ceux qui étaient plus que tout au monde, pour lui. Il fut prêt à sacrifier cette femme qui était sa raison de vivre. Il était prêt à sacrifier ces innocents, pour que d’autres enfants, des milliers d’autres enfants, puissent connaître le bonheur, la joie, la paix dans la liberté. Le Gestapiste ne mit heureusement pas cette menace à exécution. Alors, le reste lui fut bien égal.

     Comment faire parler cet homme, sur qui les pires menaces étaient sans effet ? Alors, fou de rage impuissante, le bourreau fit déchausser le prisonnier. Avec un briquet il lui chauffa la plante des pieds. "Je n’arrêterai que quand tu parleras ! "hurla-t-il. Et la chair chauffa, puis grésilla, puis brûla. Le malheureux s’évanouissait ; quand il reprenait conscience, la séance recommençait. Quand le bourreau s’arrêta, un pied était complètement carbonisé.

     Deux soldats allemands, le soutenant sous les bras, le traînèrent jusqu’à sa cellule. Sur son passage, dans les couloirs derrière leurs portes, les prisonniers se demandaient quel était ce bruit insolite. Il fut jeté dans sa geôle, comme un vulgaire paquet de hardes. Il y agonisa toute la nuit, sans même une goutte d’eau pour étancher la soif intolérable, qui ajoutait encore à son martyre.

Le lendemain il fut trouvé mort.

     Les Allemands annoncèrent plus tard, que Nolent avait été fusillé avec ses autres camarades à Rouen le 13 novembre 1943. Un rescapé, affirma que Nolent ne faisait pas partie de ce groupe du 13 novembre.

Après bien des recherches, son corps fut retrouvé dans un cimetière de Caen. Les fossoyeurs qui ne connaissaient pas le calvaire de cet homme, ne comprirent pas pourquoi il manquait un pied à ce corps.

Chef d’un peuple de la nuit, entre ici, avec ton terrible cortège, avec ceux qui

ont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi".

Devant le Panthéon, ainsi s’exprimait André MALRAUX, s’adressant à Jean MOULIN cet autre torturé

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Fernand Nolent
Jean GRIGNOLA

Jean GRIGNOLA

Dessin de Claude KERWAND

     Arrêté le 6 octobre 1943 pour faits de Résistance, il était avec Maurice Fromont, officier instructeur d’un groupe paramilitaire composé d’environ deux cents hommes, en majorité des réfractaires au S.T.O. Il subit les premiers interrogatoires et reçut l’initiation à la torture. Il fut, le jour même, emmené à la prison de Caen avec ses autres camarades de réseau. Malgré les sévices auxquels il fut soumis, par le redoutable Albert, bourreau de la Gestapo de cette ville, il ne dévoila aucun des secrets dont il était le dépositaire. Il tint tête au gestapiste avec un courage et une dignité admirables.

     Le 24 janvier 1944, ce fut le départ pour Compiègne avec ses compagnons de combat et quelques autres prisonniers. Dans un wagon de première classe, réservé, ils se retrouvaient, pour la première fois réunis, depuis leur arrestation. A quatre par compartiment avec deux S.S. à mitraillette pour les garder, ils purent échanger quelques propos, en apparence anodins. Si leurs paroles étaient rares à cause de leurs gardiens, la prison leur avait appris à parler du geste et du regard. Et que ne se dirent-ils pas dans ce langage improvisé : leur confiance réciproque en l’autre, leur volonté invincible de lutter jusqu’au bout, leur foi en l’avenir, que sais-je. encore ?

     A l’arrêt, en gare à Lisieux, ils eurent la joie de voir leur famille qui les attendait au passage, sur le quai, espérant pouvoir leur donner une lettre, un paquet. Les Allemands qui savaient que nous allions vers une mort certaine, ne nous refusèrent pas ce dernier privilège. Nul ne pourra comprendre tout ce que représentaient ces messages dans lesquels les femmes mettaient toute leur âme et tout leur amour. Dans lesquels courageusement, elles parlaient d’espérance alors qu’elles n’étaient que désespoir. Mais qui pourra imaginer la joie du prisonnier en trouvant le gâteau fait à la maison, la tablette de chocolat du petit, sa ration de tout un mois, en un mot, toutes ces choses qui rappellent le foyer heureux, le bonheur simple et tranquille d’avant. Et quand le train repartit, quel déchirement en les voyant s’accrocher à la fenêtre du wagon, voulant prolonger l’adieu, au risque de passer sous les roues. Elles étaient prêtes à suivre le convoi jusqu’au bout du monde. Les Allemands qui montaient la garde sur le quai durent les repousser brutalement, à coups de crosse. Et déjà, les visages chers avaient disparu. Dans les compartiments, les hommes émus, défaisaient les colis, partageaient, échangeaient avec les moins privilégiés d’entre eux.

     A Compiègne, après la cellule et les séances à la Gestapo à Caen, il a comme tous les autres, une impression de semi-liberté. Il y a de l’eau, il peut se laver convenablement, la nourriture fournie par la Croix-Rouge française est bonne et relativement abondante. Il peut parler librement avec ses amis lexoviens : Olivier Cabioch son beau-frère, le docteur Hautechaud son chef de réseau, le pasteur Orange et tous les autres. Bien sûr, ce n’est pas sans un serrement de cœur qu’ils pensent aux camarades absents, les Fusillés. Mais quel sera leur avenir à eux ? Les plus optimistes le voient bien sombre, sinon terrible.

     Le répit est de courte durée, quatre jours. Le 28 janvier 1944, c'est le départ pour Buchenwald en Allemagne, en wagons plombés de 100 à 120 hommes. Voyage infernal, dont vous avez certainement lu les récits hallucinants qu’en ont fait les témoins survivants.

     A l’arrivée, les S.S. hurlant, frappant à coups de bottes et de matraques, les chiens mordant tout ce qu’ils peuvent attraper, c’est un sauve-qui-peut général pour éviter horions et morsures. En un clin d’œil les wagons se vident de tous les hommes valides, qui sautent pêle-mêle sur le quai, Jean comme les autres. Dans cette cohue, il perd ses lunettes. Heureusement un camarade les lui ramasse avant qu’elles ne soient piétinées, un peu tordues. Il en redresse les branches. Elles sont son bien le plus précieux. Elles font partie de lui-même, au même titre que ses bras et ses jambes. Sans elles, il se sent un homme nu. Il est tellement myope que sans elles il se sent une proie facile, désemparée, paniquée, affolée.

     De Buchenwald, je ne vous parlerai pas, sinon d’un fait d’une grande importance pour lui. Il y fit la connaissance tandis qu’il transportait les lourdes pierres de la carrière, d’un autre Normand, Roger Agnès, de Caen. Tous deux Résistants actifs, ayant un même amour de la France, de la Justice et de la Liberté, Ils parlent de leur foyer, de leurs enfants. Tout de suite, des liens d’amitié se nouent, qui vont s’accroître au fil des jours. Rien ne semblait pourtant les prédisposer à cette amitié pure et invulnérable, qui ne devait prendre fin qu’avec la mort. Jean, le bout en train de la famille, blagueur aimant la vie, qui n’engendrait pas la mélancolie, me dit l'un de ses beaux-frères, courageux et bon, avait perdu de sa gaieté sinon de son esprit primesautier. Il était toujours prêt à rendre service à de plus faibles que lui. Il était d’une témérité qui frisait l’imprudence, frondeur, cocasse. Se regimbant facilement, il était vif, souvent emporté, obstiné dans la résistance qu'il opposait aux ordres. Mais sous des dehors parfois abrupts c’était un faible, un grand gosse qui avait besoin de protection et d'amitié. C’est ce qu’il trouva en Agnès, qui était la bonté faite homme. Sous une apparence chétive, l’on sentait chez lui une force indomptable. Il éprouvait un besoin inné de secourir et de protéger, de donner et de sauver. Il fut à la fois, pour Jean, l’ami, le bon Samaritain, le paralytique soutenant, aidant l’aveugle. Il veillait sur lui comme un enfant, son enfant. Cette amitié fut un peu de ciel au milieu de cet enfer.

     Un jour, ce fut le départ pour Dora, ce camp au nom de femme, mangeuse d’hommes qui dévorait tous ceux qui lui étaient envoyés. Ce camp faisait partie de ce que l’on appelait la "Zone réservée de la S.S.", où les conditions de vie et de travail étaient plus dures et inhumaines que partout ailleurs. L’homme ayant perdu toute identité, n’était plus qu’un matricule appartenant corps et âme au S.S., Maitre et Seigneur, qui pouvait exiger tout de lui, avait droit de vie ou de mort selon son bon plaisir. Le prisonnier n’était plus qu’un "Stück", un morceau, un rouage de la dévastatrice machine de guerre allemande Même mort, son corps calciné servait encore à engraisser les champs de betteraves allemands. De lui, tout était source de profit, vendu. Ses vêtements civils vendus aux sinistrés teutons, son travail vendu aux industriels, ses cendres aux cultivateurs, ses cheveux mêmes étalent utilisés dans le textile. Et, ici travaillant à la fabrication d’armes secrètes, il devient un témoin dangereux, et pour cette raison, il se sait irrémédiablement condamné à une mort certaine.

     Dans cette géhenne, les damnés sont soumis à un rythme de travail forcené, pour faire avancer l’œuvre de destruction, qui doit mener le Grand Reich à la Victoire. C’est à Dora, en effet que se fabriquent les V2, qui doivent anéantir les forces ennemies.

     Ils vivent comme des taupes, dans ce tunnel d’où ils ne sortent que le dimanche pour l’appel général, et pour quelques heures seulement, ils vivent dans la demi-obscurité, le froid l’humidité constante qui suinte des parois. Vingt-quatre heures durant, sans répit, dans le bruit incessant et insupportable des marteaux-piqueurs, de l’explosion des mines que l’on essaie et qui font trembler la roche jusqu’au plus profond du tunnel et vous rend sourd, avec la cloche démoniaque de la locomotive qui sonne sans arrêt, la tête dans ce bruit innommable semble vouloir éclater. Le cerveau fatigué, n’est plus qu’un magma douloureux incapable de penser. Ils sont aveuglés, étouffés par l’épaisse poussière que dégage la roche que l’on éventre, casse, que l’on rabote pour niveler les sols des ateliers et de la voie ferrée. Leurs vêtements, leur peau elle-même, sont imprégnés de cette poussière, de l’humidité constante, et de cette insoutenable et écœurante odeur que dégage la roche ammoniacale. Au dortoir, les châlits ne sont jamais vides, occupés qu’ils sont douze heures par l’équipe de jour, douze heures par l'équipe de nuit. Il y a peu d’eau, sinon pas du tout. Les WC, sont un immonde bidon placé à la porte de la chambrée, puanteur qui s'ajoute à toutes les autres. Les poux, les punaises pullulent qui semblent se coaliser avec les gardiens, pour ne leur laisser aucun repos. Les châlits à quatre étages sont de véritables clapiers. A deux reprises, sous la charge des corps, ils se sont effondrés sur leurs occupants, faisant des morts, des blessés. Tout est calculé pour être torture morale et physique, jusque dans les plus petits détails.

     Au travail, dans ce tunnel maudit, il y a ceux qui creusent la pierre avec leurs marteaux-piqueurs. La vue de ces cadavres loqueteux, agités de la tête aux pieds par le mouvement accéléré de l’implacable machine est insoutenable. Dans un épais tourbillon de poussière, on se demande, tant ils paraissent irréels, si ce sont eux qui actionnent la machine, ou si c’est elle qui conduit ce macabre et quasi immobile ballet. Il y a ceux qui chargent, sans outils, avec leurs bras et leurs seules mains, les lourdes pierres dans les wagonnets ; ceux qui transportent les énormes machines, les pièces destinées à la fabrication des V2. Plus loin, dans les galeries nouvellement creusées, il y a ceux qui posent les rails. Jamais de répit, toujours des cavernes à creuser, à transformer en tunnel d’une hauteur d’une vingtaine de mètres. Pour décrire ces lieux souterrains, tous les adjectifs mauvais y passeraient, et ça ne serait pas suffisant : c’était hallucinant, grandiose mais terrifiant, dantesque. Mais Dante, en regard de ce qui se passe ici, n’était qu’un petit garçon. Son enfer était le fruit d'un rêve ; multiplié au centuple, il est ici réalité. Là, les Kapos frappent avec frénésie, pour la moindre peccadille, souvent sans motif, pour le plaisir, sous le regard sadique et les ricanements démentiels des S.S. qui frappent à leur tour. Tout est indescriptible, inconcevable pour un cerveau normalement constitué. C’est le règne de la faim, de la soif (l’eau qui suinte du rocher est chargée d’ammoniaque et est nocive, imbuvable.) de la fatigue, de la crasse, de l’humidité, du froid, des courants d’air glacial, c’est le manque de sommeil, l’épuisement, dans le bruit assourdissant qui ne cesse ni jour ni nuit. C’est la peur, une peur viscérale, qui vous prend aux tripes à la vue de certaines scènes de terreur. Et le camp, chaque mois dévore au minimum un homme sur dix. Tous les déportés s’accordent pour dire que Dora était le pire de tous les camps. En plus, c’était la déchéance totale de l’être humain, avant la mort qui nous guettait à chaque tournant. Impossible dans ce tohu-bohu de penser, de réfléchir, l’âme et le corps sont happés, broyés, toute personnalité vaincue, détruite !

     "Ce fut ensuite Vlida (1) petit camp situé non loin de Dora. Si extraordinaire que cela puisse paraître, comparativement à Dora, ce fut un petit "paradis". Nous logions dans les locaux d’une usine désaffectée. La nourriture nous y parut meilleure, le travail moins dur. Nous fûmes, Jean et moi, employés aux corvées d’eau, et chose curieuse, étrange, je n’ai ici aucun souvenir de coups auxquels nous étions si accoutumés à Dora. Et c’était le mois de mai. Cela hélas ne dura que quelques jours. Il se disait d’ailleurs qu’à Vlida, on y passait seulement."

Ils réussissent cette fois encore à se retrouver dans le même transport. Ils atterrissent à Mackenrod. Là, comme au camp précédent, ils vivent à l’air libre. Du bloc, plus que rudimentaire, ils peuvent voir les civils vaquer à leurs occupations. Ils aperçoivent les maisons du village, le clocher. Ils regardent cette vie à laquelle ils ne participent pas. C’est beau, c’est bon de penser que des gens, fussent-ils des ennemis, jouissent encore de la Liberté, même si elle est enfermée dans des limites étroites. C’est le seul profit qu’ils tirent de ce nouveau lieu. Le travail y est exténuant. Il faut défricher, abattre et transporter des arbres énormes. L’homme toujours affamé, tenant à peine sur ses jambes débiles, doit accomplir un travail de titan. Il s’agit pour certains d’établir une nouvelle voie ferrée, creuser, remblayer, poser des rails que l’on ne porte qu’à quelques-uns, placés au hasard, sans tenir compte de la taille, et où les grands ont plus à peiner que les autres. Au bout d’un mois de séjour, les Français sont épuisés.

     "Il s’agit aussi, de construire une autoroute (1) qui passera bien entendu sur la surface déboisée. Le travail est poussé à l’extrême, les journées sont accablantes. On taille, on scie, on défriche, on transporte d’énormes et longues billes d’arbres pesantes, sur un terrain cahoteux. Adieu, petit paradis de Vlida ! Nous déchantons, Jean et moi. Nous n’avons là, que l’avantage des beaux jours. Le soleil est notre meilleur ami. Mais nous n’attendions pas pourtant, de quitter si vite Mackenrod pour l’enfer d’Ellrich."

     Tous deux, les voici donc à Ellrich, à l’autre extrémité du tunnel de Dora. C’est l’enfer de l’enfer de Dora. Ici, c’est le règne de la matraque, c’est elle qui règle, réglemente la vie. Pour essayer d’esquiver les coups, tout se fait au pas de course, malheur à celui qui est le dernier en quelqu'endroit que ce soit. Chaque mois Ellrich dévorait 95% de son effectif en matériel humain. Cependant, vers la fin de 1944, alors que les pays de l’Ouest en partie reconquis, envoyaient moins de main-d’œuvre pour économiser celle-ci, la discipline s’aligna sur celle de Dora, qui malgré tout était moins inhumaine et meurtrière (Tout est relatif).

     J’ai connu au cours de mes vacances 1976, un Vendéen, arrêté pour faits de Résistance alors qu’il n’avait pas vingt ans. Physiquement bien, plutôt rondelet, très soigné, l’abord est sympathique. C’est un homme d’allure encore jeune malgré une calvitie précoce. Cependant, le sourire bon et affable a quelque chose d’indéfinissablement douloureux, dès qu’il se met à parler, il devient rictus. Les yeux beaux, mais un peu vagues durcissent et une petite lueur inquiétante s’allume au fond de la prunelle, tandis que le débit de la parole s’accélère, que les mains, puis le corps, s’agitent. La petite flamme des yeux danse une sarabande insoutenable pour l’interlocuteur, tandis que cet homme que je ne connaissais pas se met à me raconter l’histoire d’Ellrich, telle qu’il l’a vécue. C’est affreux, je voudrais l’interrompre pour mettre fin à cette transe qui l’empoigne tout entier. Je lui tends la main, en signe d’au revoir, avec des paroles que je cherche au meilleur de moi-même. Inutile, je recule d’un pas, il avance de deux. Il ne me libère que quand, épuisé, il s’assied sur le bord du trottoir, la tête dans les mains, plongé dans un cauchemar dont il n’émerge qu’en de rares et fugitifs instants. Voisin de palier dans l’immeuble où je logeais, presque chaque jour je le trouvais sur mon chemin, et chaque fois, l’Enfer d’Ellrich recommençait.

     Inquiète, je fus trouver la famille, afin de savoir si je devais fuir ce malheureux, ou au contraire, en prêtant une oreille attentive, être l’exutoire qui le délivrerait de son cauchemar.

Je trouvai là, des gens douloureux ; je crois que je puis ajouter ”au cœur poignardé”. Ils m’apprirent que leur fils en apparence comme vous et moi, n’a pas guéri d’Ellrich. Son cerveau n’a pas tenu. ”Il a chaviré”, comme le dit sa vieille maman. Et à chaque heure du jour, à chaque heure de la nuit, quand les visions le font hurler d’effroi, lui, et sa famille associée au martyre, revivent "l'Enfer des enfers”, que fut Ellrich.

"Pourtant, me dit son père, c’était un garçon brave, courageux, d’une intelligence au-dessus de la moyenne, affectueux et bon. Il ne nous avait causé que de la joie. Nous étions fiers de lui. Et voilà ce qu’ils en ont fait.” Ils m’ont décrit sa vie depuis son retour, la leur, des choses que je ne puis vous dire, c’est plus horrible que tout ce que vous pouvez imaginer.

     Peut-on pardonner de tels crimes aux bourreaux ? Je ne connais sur terre aucun mal, aucune torture, qui puissent leur faire payer tout ce mal !

     Mais sur tout ce fumier, il naquit de petites fleurs admirables, qui courageusement vécurent, survécurent… Elles embaumaient tous ceux qui en approchaient, elles réjouissaient les yeux du cœur de tous ceux qui les découvraient. Et ces petites fleurs s’appelaient Amitié, Bonté, Solidarité, Charité Amour fraternel. Voyez comme elles étaient nombreuses. Il y en avait de très grandes, Espérance, Fraternité, de toutes les formes et de toutes les couleurs.

     Et le lien très pur qui unit Jean à Roger était une de ces fleurs merveilleuses. Notre amie Agnès, dans sa modestie, ne vous dira pas tout le tracas que lui causèrent Jean et ses lunettes. Ce   n'est pas Jean qui pouvait les réparer, puisque sans elles il ne pouvait rien faire, c'était son ami. Mais comment réparer et avec quoi, quand on n’a strictement rien. Comment, pendant le travail, venir au secours du compagnon en détresse, quand on est tellement surveillé, et que l’on doit rester rivé à la place qui vous est assignée. Il fallait user de toutes les ruses, trouver en soi des trésors d’amitié qui vous permettraient d’accomplir des miracles d’ingéniosité ; et c’est ce qu’il fit, même quand il n’y eut plus qu’un seul verre et une seule branche. Je lui laisse maintenant la parole. J’ose espérer qu'en une époque où la société dite "de consommation" semble dévorer l’homme jusqu’à l’âme, vous, vous saurez respirer ce parfum qui n’a pas de prix, en voir toute la déchirante beauté :

"Je fis la connaissance de cet excellent camarade à la carrière de Buchenwald en janvier 1944. Nous vécûmes ensemble pendant une année entière, de Buchenwald à Dora, puis Vlida, Mackenrod et enfin Ellrich, le pire enfer de tous. En dépit d’infinies difficultés, nous réussîmes longtemps à éviter la séparation et à nous tenir au plus près l’un de l’autre : au bloc, aux multiples et rigoureux rassemblements sur les durs chantiers de construction de routes, sur les ballasts de voies ferrées, au forage du tunnel de Dora et pendant d’exténuants déplacements. Nous étions devenus d’inséparables frères qui s’assistaient mutuellement et luttaient farouchement pour résister à l’enfer, à tant de circonstances qui tentaient de nous exterminer et de nous séparer.

     "Nous évoquions sans cesse nos souvenirs de chez nous : famille, pays, notre Normandie. Nous parlions également de nourriture, ou plutôt Jean disait sa faim. Il était parmi ceux qui en souffraient le plus. Il essayait de la tromper en causant de nourriture. Ah ! les casse-croûte De Jean. Quand il en parlait, je croyais lire Rabelais, entendre "les trois messes basses" de Daudet. Son sandwich c’était un repas pantagruélique.

"Un morceau de pain, gros comme ça, avec un saucisson, je ne te dis que ça. Pas de gras rien que du maigre, avec d’énormes morceaux de viande, et tu n’en trouves que chez mon charcutier, une vraie spécialité, c’était du premier choix".

     Et dans les jours de plus grande fringale cela devenait du super choix. Mais rien n’égalait le camembert de Jean, c’est lui qui revenait le plus souvent dans la conversation : "Un fromage bien fait. Tu le choisis pas trop mou, mais pas dur, bien crémeux. Tu prends un Lepetit, c’est le meilleur et ils sont plus gros", et le geste s’élargissait proportionnellement aux tiraillements de son estomac, à en devenir large, rond comme un fromage de Brie. Il était lyrique, intarissable quand il pensait au fromage de son casse-croûte. Il n’était pas le seul, certains collectaient les recettes de cuisine, d’autres inventaient des recettes invraisemblables. Il faut avoir eu faim à en hurler, à n’en pas dormir, à en être hanté au point d’en perdre parfois la raison pour comprendre ces mirages dont nous étions la proie.

     Nous mettions tout en œuvre pour modérer notre rendement sur les chantiers, ce fut là notre bien modeste manière de continuer à résister à l’ennemi ! Malgré une vigilance de tous les instants, nous fûmes hélas, souvent surpris, que ce soit à la pelle, à la pioche, à la barre de mine, au marteau- piqueur, à la foreuse, nous ne comptions plus les bastonnades. Nous encaissions sans broncher, en rugissant. Ce fut là le seul mode de résistance encore à notre portée.

     ”Il dura, dura et Jean n’était pas le dernier à tenir tête. Nous attirions la foudre des kapos et cela nous valait souvent les plus sales corvées. Jean portait des lunettes, elles lui étaient indispensables, sans elles, il était perdu, aussi combien d’attention y prenait-il ! Mais combien de fois, les lunettes de Jean valsèrent sous les magistrales gifles qui étaient monnaie courante. D’instinct, il les protégeait, ayant acquis une certaine expérience pour recevoir les coups. Elles étaient solides les lunettes de Jean Grignola, elles résistèrent longtemps aussi, mais à la longue elles se fatiguèrent. A la fin elles n’avaient plus qu’un seul verre, qu’une seule branche valable, et elles portaient aussi les stigmates du régime concentrationnaire.

     "En février 1945, Jean fut atteint d’un œdème persistant aux jambes. C’était un mal très courant et grave qui le retint au camp où il fut employé à diverses corvées, et qui lui permettaient, me confiait-il, un peu plus de repos. Chaque jour, au retour du tunnel de Dora-Wolfleben, je le retrouvais. Mais un soir, alors que rien ne laissait supposer son départ, Jean MANQUAIT. Je ne pus qu’apprendre qu’il avait été enlevé dans un transport. Un tel transport d’inaptes au travail était généralement voué à l’extermination, et cela nous l’ignorions. C’était le dernier voyage, dont aucun témoin ne devait revenir...

     Nous ne devions, en effet, jamais plus nous revoir. Jusqu’à la fin de mon bagne et au-delà, je restai profondément attristé. Je suis certain que Jean continua à résister jusqu’au bout, à résister à ses bourreaux, jusqu’à ce que ses forces l’eussent totalement abandonné. Vaincu par la maladie, par un affaiblissement extrême, par de nouveaux et pires sévices, vaincu par "l’Enfer”, il tomba quelque part en Allemagne… sur le bord d’une route... dans un wagon clos ou une chambre à gaz... Mais il tomba au Champ d’honneur de la Résistance dont il reste à jamais un sublime Exemple.” (1)

 

        

  1. Récits de M. Roger AGNES - MATRICULE 43 815 - DORA ELLRICH

 

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L'abbé LANIER

L'abbé LANIER

Dessin de Claude KERWAND

Retour de Dachau. L'abbé LANIER accueilli en Gare de Lisieux par l'abbé DUTEL et ses paroissiens.

L'abbé Lanier
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- Lettre annonçant à sa sœur sa libération à Dachau.

- En un élan de fraternel œcuménisme, l'abbé LANIER prononce l'éloge funèbre du Pasteur ORANGE

     Pour préparer cette plaquette, j’eus à interroger les témoins de cette sombre période de l'occupation allemande. Chaque fois que je les questionnais sur l’un de nos camarades disparus, les visages de mes interlocuteurs s’attristaient, devenaient durs. Les hommes, parfois, essuyaient furtivement une larme qu'ils ne pouvaient retenir. Certains, crispés, ne parvenaient plus à déglutir une salive que l’émotion rendait trop abondante, pour d’autres, seule, la pomme d’Adam qui montait et descendait comme un ludion, trahissait la peine intense qui les prenait à la gorge.

     Pour l’abbé Lanier, ce fut tout le contraire. Dès que je prononçais son nom, les visages s’éclairaient d’un sourire qui souvent se transformait en un immense éclat de rire. L’un de ses paroissiens s’excusa en ces termes : "Je ris, parce que pour moi, notre curé est toujours vivant. Je ne puis penser à lui sans me souvenir de sa gaieté communicative. Il était un vrai boute-en-train. Je vous assure que si le Paradis est à l’image de sa paroisse, il y fera bon vivre et l’on ne s’y ennuiera pas.”

     Né à la Neuve-Lyre dans l’Eure, le 25 mars 1906, il fut orphelin très jeune. Tout enfant il se sent attiré vers Dieu. Il entre au Séminaire d’Evreux, puis au Petit-Séminaire de Caen, en classe de 3e. Dès son arrivée dans cet établissement, sa forte personnalité, sa foi rayonnante, attirent vers lui ses jeunes condisciples. Il s’intéressait aux plus pauvres, aux isolés, aux plus démunis de ses camarades. Déjà, il disait : ”Il faut aimer, avec désintéressement de l’Amour dont Christ nous a aimés, afin de susciter chez autrui, le désir de le connaître, de l’aimer, et ensuite de le servir. Il faut apprendre à être bon et humble à la fois. ”Avait-il besoin d’apprendre ce qui chez lui, semblait inné ? L’un de ses compagnons son ami de toujours, raconte : "Quand il arriva à Caen, au petit Séminaire, pour nous, tout changea. Il était un pôle d’attraction tant sa foi solide, son dynamisme, sa franche gaieté attiraient toutes les sympathies.”

     Il est ordonné prêtre en 1932 à l’âge de 26 ans. En raison de son mauvais état de santé, son évêque, qui l’aime beaucoup lui attribue un poste à la campagne. Le bon air, le petit nombre de paroissiens, lui permettront de faire ses débuts de prêtre sans trop de fatigues, pense ce bon prélat. C’est bien mal connaître l’abbé.

Dans ce secteur qui comprenait la desserte des communes du Pré-d’Auge, Saint-Ouen-le-Pin,  Saint-Aubin-sur-Algot, la Houblonnière, la Boissière, les Monceaux, soldat du Christ, tout de suite, il monte à l’assaut.

     Il s’installe au Pré-d’Auge. L’église du Xlle siècle, dans sa partie la plus ancienne, près du vieux et rustique château, l’enchante. La source miraculeuse qui coule au pied son chêne plusieurs fois centenaire, apporte la vie et un peu de rêve dans ce coin reculé et isolé. En regardant l’eau qui jaillit, impétueuse et si pure, il pense au "Puits de Jacob”, à la Samaritaine, à Jésus au bord du puits. Cette eau, elle est pour lui, un signe du ciel. Comme cette puissante et intarissable source, il veut de toutes ses forces, avec l’aide de Dieu, voir son œuvre ici-bas, "jaillir jusqu’en la Vie Eternelle” (Jean 4 : 14).

     Alors, sans ménager sa peine, il va d’un paroissien à l’autre, du maire au cantonnier, du châtelain à la lavandière. C’est une pauvre paroisse, il n’y a pas de "grosses fortunes”, mais qu’importe, il a maintenant son église, bien à lui. Il retrousse ses manches. Dieu et les hommes vont voir ce qu’un petit prêtre de rien du tout peut faire au service de son Maître. ”Si Dieu est avec nous, qui sera contre nous" (Romains 8 : 31). Donc, n’ayant rien à redouter, Don Quichotte de l’Eglise, il part pour sa croisade.

     Par des chemins invraisemblables, à cette époque les routes goudronnées étaient rares, les paroissiens entendent le bruit de ferraille d’un monstre pourvu de roues, et qui roule. Bringuebalant, tintinnabulant, cahotant, pétaradant, il visite sans en oublier un seul, tous ses paroissiens, sur cet engin qui ose porter le nom d’automobile.

     Sa foi est si sincère et si contagieuse, qu’aucun n’ose lui résister. Il établit, selon ses propres convictions, plus de justice sociale et de justice tout court. Il fait des provisions chez les plus riches, pour les offrir aux plus déshérités. Il porte à une mère de famille, le sac de pommes de terre recueilli chez le maire ou l’un des cultivateurs de son territoire. Il donne du tabac à un pauvre vieux qui, vivant de charité, reçoit ce modeste cadeau avec émotion et reconnaissance. Les bénéficiaires de ces largesses distribuées avec une infinie discrétion, sont si nombreux qu’il faudrait tout un volume pour en transcrire les témoignages, émouvants dans leur simplicité et leur spontanéité.

     La paroisse, quelque temps en veilleuse, sous l’impulsion de ce prêtre dynamique, redevint vivante et prospère.

     ”M. l’abbé Lanier avait une intelligence remarquable, une grande facilité d’assimilation, le sens des nécessités du moment ; il avait surtout une activité débordante, si débordante même qu’il est assez difficile de résumer son ministère au Pré-d’Auge tant ses entreprises furent nombreuses. Nous ne pouvons nous en tenir qu’à celles qui sont les plus caractéristiques de son caractère et de son zèle. Il avait un grand esprit de foi, et une sérieuse compréhension de la liturgie. La beauté de la Maison de Dieu fut l’une de ses passions. Il paracheva ce qu’avaient commencé ses prédécesseurs, mais avec un goût tel, un tel sens de l’art, que l’église du Pré-d’Auge fut bientôt l’une des plus belles de la région, ce dont il était très fier. Mais qu’est-ce qu’une belle église, sinon le cadre qui exige cette "Prière sur la beauté" que réclamait le Saint Pontife PIE X. Le Jeune curé s’appliqua donc à ce que les offices paroissiaux fussent dignement célébrés, conformément aux règles de l’Eglise. Il trouva en ses chantres une extraordinaire bonne volonté pour l’adoption du chant grégorien, et leur adjoignit une schola paroissiale qui fit merveille. Entre-temps, l’église de La Boissière fut très habilement restaurée, et avec un goût parfait."[1]

     Le presbytère fut nettoyé et aménagé avec toutes les bonnes volontés de la paroisse. Pas un seul jeune qui ne s'inscrive à la section de Jacistes qu’il vient de créer. Il leur fait construire une salle des fêtes pour les retenir au village. Ce sont eux qui établissent le programme des activités et des réjouissances. Il leur apprend à donner de leur personne comme il le fait lui-même. Il trouve, chez ces jeunes, un enthousiasme débordant, tout heureux qu’ils sont de pouvoir employer ces forces vives qu'ils sentent en eux. Il crée une cantine indispensable en raison de l’étendue de sa desserte. L’abbé est alors nommé Aumônier de la Fédération Jaciste du Pays d'Auge, c’est reconnaître ses mérites et son dévouement, ce n’est que justice. Pour lui, c'est surtout la joie de pouvoir soustraire toutes ces jeunes âmes aux tentations pernicieuses et factices de la ville toute proche. Par son entrain jovial et fraternel, son esprit d’entreprise, il conquit la confiance et l’affection de tous ces jeunes ruraux confiés à la garde.

     Mais, pour accomplir tous ces travaux, mener à bien toutes ces charges, combien de peines, de fatigues, d’insomnies. Il n’hésitait devant aucun sacrifice, il ne reculait devant aucun effort. Parti en guerre contre l’indifférence, contre l’injustice, la misère, il voulait remporter cette bataille. Il réussit à y gagner tous les cœurs et beaucoup d’âmes. II était devenu l’ami, le confident, la bouée à laquelle s’attachaient les plus pauvres, le phare pour ceux qui se sentaient sombrer dans les ténèbres de la vie. Tout cela accompli avec bonne humeur, dans la joie du "Service", dans l’humilité aussi. Berger, il s’emploie à regrouper son troupeau, le voit s’accroître et prospérer. Il veille avec discrétion, avec vigilance sur les plus faibles, les plus vulnérables, il reste sans orgueil, tous ces succès il les attribue à Jésus, dont il veut être le serviteur désintéressé et fidèle.

     Et tous de me dire : "Il était formidable” – ”Il était exceptionnel”– ”Nous l’adorions” – ”C’est grâce à lui, que malgré notre pauvreté et notre ignorance, notre fils a pu faire des études”. Il était d’une bonté en apparence un peu fruste, naïve, mais profonde et sincère, d’un dévouement inlassable.

     Oh, bien sûr, tout n’était pas parfait, il n’était pas un surhomme. Peut-être un peu brouillon aux yeux de quelques-uns, un peu négligent dans certains domaines, comment aurait-il pu en être autrement. Quand on lui en faisait reproche il citait, avec cet air malicieux et désinvolte qui lui allait si bien : "Lisez, dans la deuxième épître de Paul à Timothée, au chapitre 2 et au verset 2 : ”Il n’est pas de soldat qui s’embarrasse des affaires de la vie”. Il était chez lui tout juste pour dormir quand il le pouvait ou en avait le temps, pour expédier les affaires courantes, en un mot faire l’indispensable. D’autres besognes l’attendaient au-dehors. Il était toujours par monts et par vaux. Il mangeait au hasard des invitations, quand il y en avait, non qu’il dédaignât les bons repas. Sinon, il déjeunait d’un Pater et d’un Ave, comme il le disait en riant à ceux qui s’en inquiétaient. A cette occasion, une vieille femme m’a fait ce récit : ”Un jour, seule au coin de ma table, je déjeunais d’un hareng saur. Survint M. le curé que je n’avais pas vu arriver. J’en fus fort gênée. Lui, avec bonne humeur, regardant mon assiette, me dit sans façon : "Si vous en aviez un second, je déjeunerais bien avec vous !”. Pendant ce maigre déjeuner, sans doute pour me mettre à l’aise : ”Ne trouvez-vous pas que nous faisons un repas merveilleux, un repas de riches.” Comme j’allais protester, croyant qu’il se moquait, il continua : "Mais oui, c’est un peu comme les disciples d’Emmaüs, vous, moi et regardez ce rayon de soleil qui vient éclairer nos têtes et cette table ; n’est-ce pas la présence de Dieu ? Il nous réchauffe et semble nous bénir.” Je n’ai jamais connu un jour aussi beau que celui-là. Après tant d’années, j’en suis encore tout éblouie. Quel saint homme que notre abbé Lanier”.

     Trop malade pour être soldat, il avait été reformé. Mais en 1939, l’homme actif qu’il était, ne put voir partir ses paroissiens sans les suivre. Remuant ciel et terre, il parvint à se faire affecter au 43e R.A. à Vernon, comme Aumônier militaire volontaire. Après bien des péripéties, il est grièvement blessé à Ottignies, près de Nivelle en Belgique.

     Les blessures étaient multiples, mais l’une était spécialement grave : un éclat d’obus qui s’était inséré dans une vertèbre et qu’il était impossible d’extraire. Incapable de faire un mouvement, il connut les longues journées d’hôpital. Je l’ai vu à Caen, au Petit-Séminaire, où l’on hospitalisait les grands blessés. Ceux qui le soignaient semblaient avoir perdu confiance. Quant à lui, il était doucement résigné à la volonté divine.

Et cependant, il se remit. A l’aide d’un appareil, il put marcher. Ses forces revinrent, et on lui revit sa bonne mine et son embonpoint d’avant-guerre.

     Mais les choses étaient bien changées. Le front français avait été percé, la continuation de la guerre était devenue impossible. Il y eut l’armistice et l’occupation allemande".[2]

     Il revint, démobilisé, dans sa paroisse, meurtri physiquement, portant un "corset de fer", carcan que le chirurgien lui avait recommandé de ne jamais quitter, sous peine des plus graves infirmités. Cependant il se montra toujours aussi vaillant, insouciant de lui-même, toujours aussi dévoué et charitable.

     Son premier objectif, l’essence venant à manquer à cause du rationnement, fut de transformer la vieille bagnole en brûloir à alcool. Ce fut, paraît-il, un de ces bricolages invraisemblables dont lui seul avait le secret ; mais ça marchait. "Une vraie pétoire", me dit l’un de ses amis.

     La France étant vaincue, occupée, il en eut une peine profonde. "Si l’on te frappe sur la joue droite, tends la joue gauche", lui avait appris son Evangile. Mais il avait été frappé dans le dos, il n’avait pas à tendre la joue. Et même, s’il avait été frappé ainsi, l’aurait-il tendue, cette joue ? Ce serait mal le connaître encore une fois ! Don Camillo avant la lettre, sans Peppone et sans politique, Jésus lui aurait bien pardonné cette désobéissance. Il partit donc pour un nouveau combat, pour son Dieu et pour tous les opprimés. Il partit avec sa Croix contre ces suppôts de Satan qui prétendaient imposer leur croix gammée au monde, leur nouveau messie Hitler, leurs prêtres, la soi-disant "Race des Seigneurs", le Grand Reich allemand établi pour mille ans, le Dieu barbare qui réclamait le sang des vaincus (les autres races, dites non-races ou races inférieures) sans distinction d’âge, ni de rang.

     Alors le curé "Risque-tout", comme le nomme l’une de ses ouailles, essaya de diriger et d’orienter sa paroisse en faisant appel aux prescriptions de Jésus, autant qu’au conseil du fabuliste. "Tu aimeras ton Prochain comme toi-même" et "Aide-toi, le ciel t’aidera".

     Il faut dire qu’il fut admirablement aidé par M. Picard, le maire du Pré-d’Auge. Ce dernier devait payer sa collaboration d’un temps de prison, sans parler des sévices dont il fut victime, lui aussi, de la part de la Gestapo.

Par leurs soins, la population fut donc ravitaillée au mieux des possibilités, ce qui n'était pas facile en ce temps de disette. Le plus urgent devint bientôt, après le décret promulguant le Service du Travail Obligatoire (STO), de soustraire les jeunes, au départ pour l’Allemagne. Avec l’aide de nombreux prêtres et de la Résistance, il établit une filière pour mettre tous ses Jacistes à l’abri. Muni de faux cachets, il les dota de fausses cartes d’identité, les cacha dans des fermes et des exploitations agricoles amies. Sa notoriété s'accrut et dépassa de très loin les limites de sa petite paroisse. C’est ce qui l’amena à entrer en correspondance avec l’abbé Pierre Arnaud, professeur de Philosophie au Collège Richelieu, à la Roche-sur-Yon, en Vendée.

     "Nous savons seulement que le curé du Pré-d’Auge établissait pour ses chers jeunes, de fausses cartes d’identité, qu’il en casait certains dans des fermes, qu’il en faisait passer d’autres en Angleterre. Tous ne lui étaient pas connus. Certains lui étaient adressés par des correspondants sûrs. Sur le détail de ce genre d’activité, il était, on le conçoit, absolument muet. Il disait seulement parfois : "La Gestapo finira par m’arrêter" mais il taisait les raisons qui le faisaient parler ainsi.

     Ses appréhensions devaient se réaliser. On a supposé qu’il avait été dénoncé. On a même donné imprudemment des noms. Tout cela était faux. La découverte de son action clandestine ne venait pas de la région. Elle venait de la Roche-sur-Yon. Elle était le résultat d’un piège dans lequel était tombé l’un de ses correspondants, l’abbé Pierre Arnaud, professeur au Collège Richelieu.

     A la fin de septembre 1943, deux individus se prétendant être l'oncle et le neveu, s'étaient présentés à l’abbé, munis de références qui semblaient excellentes. Il s’agissait de faire passer en Angleterre le prétendu neveu et l’un de ses amis. Mis en confiance, l’abbé Arnaud leur donna plusieurs adresses, dont celle de l’abbé Lanier. Les deux visiteurs étaient des agents de la Gestapo.

     La Gestapo mit quelque temps à procéder aux arrestations puisque celle de l’abbé Arnaud n’eut lieu que le 15 février, et celle de l’abbé Lanier seulement à la fin de mars. Sans doute les policiers allemands tenaient-ils à compléter leurs dossiers, en exerçant une surveillance étroite, mais bien camouflée, afin de prendre en défaut ceux qui leur étaient signalés.”[3]

     Malgré les sévices dont il fut l’objet, l’abbé Arnaud n’avoua jamais, ni ne donna aucun nom, sinon ceux des deux adresses écrites de sa main, et dont il ne pouvait nier l'existence. Les menaces, la torture, rien ne vint à bout de sa volonté tenace, ni de son courage.

     "Il sera envoyé en Allemagne où dans les camps, malgré l’interdiction et les menaces de mort, il put jusqu’au bout exercer son sacerdoce. Il y mourut au camp de Husum, le 9 novembre 1944. Un coup violent donné par un kapo polonais, lui brisa l'omoplate. A la suite de quoi une esquille avait provoqué un abcès interne. Celui-ci en crevant avait amené une septicémie généralisée" Et plus loin : "Comment décrire ces scènes où le plus horrible n’était pas le piteux état des victimes mais la joie, les rires des brutes qui nous harcelaient", raconte l’abbé Jorand, Des coups, des coups, des coups. Les rescapés se souviendront toujours des kapos dits ”Tête de Mort”, le "Voltigeur”, le ”Matraqueur”[4].

     Donc, la Gestapo établit un réseau de surveillance dans la région du Pré-d’Auge pour essayer d’obtenir des preuves de la culpabilité de l’abbé Lanier. Elle n’y parvint pas. Cependant le 22 mars 1944, Albert, le Tortionnaire de la Gestapo de Caen, procédait à l’arrestation du curé et de son maire, M. Picard, sous l’inculpation de fabrication de fausses cartes d’identité soustraction de jeunes au S.T.O., aide à des parachutistes américains. Amenés au siège de la Gestapo à Lisieux, ils connurent tous deux les premiers sévices. L’abbé fut atrocement brutalisé et il est probable qu’une fracture du crâne, qui parut légère d’abord, mais qui plus tard, devait dégénérer en tumeur, fut le résultat des coups reçus.[5] Le corset de fer lui fut enlevé. Les gestapistes profitèrent des blessures de la colonne vertébrale pour raffiner leurs tortures ; ils excellaient dans ce genre de choses. Il y fait une discrète allusion dans une lettre adressée à ses paroissiens à l’occasion de son retour, en 1945 : ”22 mars 1945, cette arrestation brutale, la mitraillette, les coups (les premiers), ce pillage du presbytère, ces injures, ma soutane déchirée, le Christ jeté par des mains sacrilèges, l’arrestation de M. le Maire, ces chaînes qui nous lient tous les deux ... La prison de Caen, cette passion qui commence dans la Semaine Sainte et qui va peut-être aller jusqu’à la mort... Les interrogatoires succèdent maintenant à la ”petite torture" qu’on m’applique paraît-il "par bonté”, à cause de ma blessure de guerre !... On m’affirme que six de mes jacistes ont été fusillés, que dix vont l’être dans les 48 heures, si je ne donne pas des noms. Grâce à Dieu, la souffrance me paralyse la langue, ce qui met en rage mes bourreaux, qui s’en prennent maintenant à mon titre, au Christ, à Dieu. Mais on s’habitue à tout ; cela ne me fait plus rien. Je suis prêt. Je sens que la moindre de mes paroles peut causer la mort de l’un ou l’autre de mes jeunes et tant de larmes dans leur foyer. Je me sens vraiment heureux de souffrir, je suis en paix. J’ai fait simplement mon devoir de Prêtre et de Français : Dieu seul peut me juger. Jamais, peut-être, on ne saura où et comment je suis mort. Peu importe, Dieu est là, qui sait tout LUI.”

     Puis, c’est le départ pour Poitiers où les confrontations. Arnaud-Lanier n’apportent rien aux tortionnaires. Aucun des deux n’avoue. Ainsi des dizaines et des dizaines de jeunes qu’ils ont cachés, leurs familles, ceux qui les ont hébergés ont été sauvés par leur mutisme, dû à un courage surhumain et à la foi invincible en un Dieu juste et bon, qui les soutenait.

     Lanier, condamné à la peine de mort, voit cette peine commuée en celle des travaux forcés à perpétuité, tandis que M. Picard est libéré cinq semaines après son arrestation, faute de preuves, et grâce à une chance miraculeuse. Le 10 juillet c’est le départ pour Compiègne. L’un des prisonniers, Edmond Ledrux, raconte la scène : "Ce sont des hommes de toutes conditions sociales, groupés dans un préau, quelques-uns à peine vêtus, au hasard de l’arrestation, et l’un d’eux en soutane. Belle figure de prêtre auréolée de cheveux blancs (Abbé Arnaud). Il est allé à tous, sans exception, nous serra la main, ayant pour chacun une bonne parole. De belle prestance, il pouvait avoir 45 ans. Nous fûmes tout de suite conquis, on sentait en lui le chef, l’apôtre au verbe persuasif, l’homme au grand cœur".

     Puis un peu plus tard apparaît un autre prêtre, la soutane en loques : l’abbé Lanier curé du Pré-d’Auge en Normandie, arrêté entre autres motifs, pour avoir dit en chaire : "La Croix du Christ vaincra toutes les croix !”[6] Pour la suite du voyage, laissons la parole à l’abbé Lanier lui-même qui écrit, dans une lettre envoyée de Dachau après la libération en 1945 :

     "Après un court voyage à Fresnes et à Compiègne où nous sommes restés 15 jours, nous avons été envoyés en Allemagne, dans un camp près de Hambourg. Voyage épouvantable, que nous avons fait à 100 par wagon, debout et complètement nus. Après le "camp de la mort" à Neuengamme, nous avons travaillé successivement à Hambourg, à Brême où nous avons fait vraiment tous les métiers. La peine capitale avait été commuée en travaux forcés à perpétuité !!! Bombardements, coups, travail de nuit et de jour, rien n’a pu abattre ma santé (et l’on disait que j’étais une petite santé). Presque tous mes camarades sont morts, et c'est pratiquement à une suite incompréhensible de miracles que je dois la vie."

     "Neuengamme est un épouvantable enfer. Le commandant du camp accueille les malheureux par ce petit discours qui les fait frissonner : "On entre ici par la porte, mais on en sort par la cheminée du four crématoire !". Il y a des scènes effroyables que l’abbé Lanier nous racontera plus tard. A certains jours, devant tous les détenus rassemblés, on procède à la pendaison de quelques-uns d’entre eux. On ne sait jamais le motif de leur condamnation. Au-dessus de trappes, des potences sont dressées. A chaque potence, un détenu est attaché (corde au cou) ; toutes les trappes s’ouvrent en même temps et les corps se balancent dans le vide, tandis que l’orchestre joue un air de musique. Tous doivent défiler devant les camarades pendus, avec le sourire. Quiconque ne sourit pas est cravaché au visage par les S.S. de service.

     Puis c’est Dachau. Après Neuengamme, ça n’est pas un paradis, même pas un purgatoire. Disons seulement que la vie y est moins effroyable. Le voyage de l’un à l’autre est aussi pénible sinon plus. Il y avait dix prêtres au départ, il n’y en avait plus que deux à l’arrivée."[7]

     "Un jour de décembre 1944, j’appris par le Dr Michel de Bayeux, un de ceux que nous ne verrons plus, son arrivée au camp de Dachau.

     Je me précipitai au bloc où les prêtres étaient rassemblés, et j’y rencontrai en effet le curé du Pré-d’Auge qui était devenu le matricule 138811, mais Dieu, sait en quel état il se trouvait, grelottant de froid, marchand péniblement, voûté comme accablé sous le poids du destin, et mon cœur se serra lorsque je m’aperçus que j’avais devant moi, un squelette vivant, n’ayant pour tout vêtement qu’un pantalon déchiré, une chemise en lambeaux, et un morceau d’étoffe qui ressemblait plutôt à une guenille qu’à une veste. Je pensais en moi-même, que le crématoire ne tarderait pas à avoir sa visite.

     Plus tard, "au moment où le typhus sévit avec tant de violence, les S.S. n’osaient même plus pénétrer dans les “blocs" craignant la contagion. Cent quatre-vingt-dix à deux cents camarades mouraient journellement. Les chefs de "blocks", les chefs de chambres mouraient les uns après les autres ; il n’y avait plus alors ni surveillance, ni hygiène ; les malheureux mouraient seuls, sans secours, et les S.S. ne voulaient même plus faire retirer les cadavres. Ils firent appel aux prêtres français, leur demandant d’entrer dans ces blocs pour y rétablir l'ordre, sachant bien qu’ils n’en ressortiraient pas vivants. Vous fûtes le premier à vous présenter, faisant le sacrifice de votre vie, pour secourir ces malheureux. Il fallut l’intervention énergique de vos camarades prêtres, qui se refusèrent à vous laisser enfermer dans ces blocs, votre santé étant trop affaiblie. Vous n’étiez pas content.

     Au sujet du typhus, permettez-moi d’évoquer un souvenir personnel.

     "Sans eau, sans W.C. un bac dans un coin en faisant office les typhiques étaient enfermés dans un bloc, portes et fenêtres barricadées, afin que les microbes ne puissent contaminer l’extérieur. Les malades vivaient dans un véritable bouillon de culture, isolés de tout, hors du monde. Seule une infirmière, prisonnière communiste allemande, chaque jour, déposait par la porte qu’elle ne pouvait qu'entrouvrir, un bidon d’un breuvage clairet, dénommé soupe. Un kapo, muni d’une inquiétante matraque veillait à ce qu’elle ne prît aucun contact avec les malades, sauf pour enlever les bidons vides de la veille. Isolée à cause de ses fonctions, elle n’avait aucun rapport avec nous. Cependant à force de ruses, elle parvint à nous mettre au courant de la situation dramatique dans laquelle étaient nos compatriotes. Avec sa complicité, la nuit, entre les patrouilles, à deux, nous pûmes pénétrer dans cet antre dantesque. Tout d’abord je ne pus dans la nuit distinguer quoi que ce fût. Mais je restai sur le pas de la porte, pétrifiée. Une odeur fade et nauséabonde me donna le vertige, et le désir de prendre mes jambes à mon cou pour fuir toute cette horreur que je pressentais et que je sentais. Je dus lutter avec toute ma raison pour vaincre les spasmes que provoquait une irrépressible envie de vomir. Ayant allumé une bougie (nous les fabriquions clandestinement, sur notre lieu de travail, avec la paraffine destinée aux cartouches) nous aperçûmes sur des grabats, des squelettes n’ayant plus de vivant, que des yeux luisants de fièvre au fond de larges et profondes orbites. Ayant allumé une seconde bougie, oubliant les malades, mon regard fut comme happé, fasciné par un spectacle ahurissant, incroyable. Les couvertures sur les lits ondulaient, remuaient, semblaient vivre et marcher, tandis que les squelettes qu’elles recouvraient demeuraient parfaitement immobiles. Horrifiée, je m’aperçus que des myriades de poux, en suivant les plis, montaient et descendaient et donnaient aux couvertures cette impression de mouvement. J’avais souvent entendu, parlant d’un fromage trop fait, d’une viande avariée : ”Il court tout seul", ce jour-là, j'en ai compris toute la signification. A partir de ce moment nous avons pu établir une chaîne de solidarité et secourir, avec beaucoup de complicités, de ruses, encore plus de chance, nos pauvres camarades. Grâce à cette Allemande prisonnière comme nous, dont le mari et les fils avaient été fusillés par la Gestapo, il n’y eut parmi la trentaine de typhiques de ce petit commando de Schlieben, qu’un seul décès. Incroyable ![8].

     "Te souviens-tu, disait Legrix, dans ce discours qu’il prononça à Cambremer, lors de la remise officielle de la Croix de la Légion d'honneur, à son camarade, l'abbé Lanier, te souviens-tu de ces séances de désinfection où tant de nos camarades succombèrent ?"

     Là encore, il faut ouvrir une parenthèse, pour essayer de vous faire comprendre ce qu'étaient les redoutables désinfections, et pourquoi cet ami en évoque le souvenir, comme un fait marquant dans la vie du Concentrationnaire [8]:

     "Tout à coup sans que rien l'ait laissé prévoir, souvent de nuit, les S.S. et les kapos faisaient irruption dans le bloc et, à coups de gueule, de bottes, de schlague, sortaient les hommes du lit, les chassaient dehors où ils devaient se ranger en colonnes par cinq. C’était un sauve-qui-peut général pour essayer d'esquiver les coups qui pleuvaient drus sur les prisonniers, encore endormis, à peine vêtus.

     On les dirigeait vers les douches, qui en général, ne servaient que dans ces circonstances. A la porte de ce lieu, chacun devait se déshabiller, faire un paquet de ses vêtements. Tandis qu'une équipe les ramassait pour les porter à l'étuve, les malheureux, nus, attendaient toujours au garde-à-vous, de pénétrer dans le bâtiment, et cela par tous les temps, de préférence en hiver, par des températures de moins 20 ou moins 30. Ainsi, une sélection quasi naturelle s’effectuait. Seuls, les plus résistants survivaient. Après un temps d’attente plus ou moins long, selon le bon vouloir et l'humeur du commandant, on les faisait entrer dans la baraque. A dix ou douze par appareil sous un jet tantôt brûlant à vous cuire, tantôt glacé, c'était une bousculade, chacun voulant être aspergé plus ou moins, plutôt moins que plus. Les corps nus, dans cette cohue, se frottaient les uns aux autres. Combien de nous ont ressenti douloureusement l'humiliation de cette promiscuité voulue par nos bourreaux, et accentuée par leurs ricanements et leurs plaisanteries, tandis qu'ils contemplaient la scène. Ensuite, sans être séché, faute de serviettes, tout ce troupeau, mouillé, était jeté dehors, où dans un tas de vêtements encore humides, chacun cherchait en vain ce qui lui avait appartenu. C'était la foire d'empoigne. Les plus malins et les plus forts se servaient les premiers, et inutile de dire qu'ils en profitaient pour prendre ce qu'il y avait de meilleur. Au cours de ces tragiques séances, combien y ont trouvé la mort. Malheur au dernier, qui n'ayant pu trouver de veste ou de pantalon, était roué de coups par nos gardiens, souvent jusqu'à ce que mort s'ensuive. Je me souviens d'un jour où par moins 30 degrés, ayant revêtu mon uniforme encore mouillé, je le sentis instantanément m'enserrer comme une gangue, mon corps glacé n'avait pu empêcher le tissu de geler. Tandis que j'attendais, au garde-à-vous, je me demandais qui était le plus raide et le plus glacé, de mon corps ou de mon habit, et nos crânes tondus n’avaient pas de coiffure, pas même un chiffon.

     "D'un dévouement sans limite, Lanier s'employait à soulager toutes les misères : malgré sa faiblesse, et la faim, dont il souffrait, il se dépensait sans compter. Je l'ai vu se faufiler comme un voleur, à la baraque de bois servant de chapelle, pour aller y chercher clandestinement le Pain divin, et nous apporter cette nourriture spirituelle, qui était notre seul réconfort, que nous recevions de grand matin, à la porte du bloc, prenant bien soin, pour la sécurité de Lanier, que personne ne nous aperçoive."[9]

     Un déporté, retour de Dachau, me raconte ce que fut l’abbé pour lui : "J’ai été arrêté pour marché noir, j’ai trafiqué avec les Allemands pour de l’argent. Un jour que ma conscience était trop lourde, et connaissant sa bonté je me suis approché de l’abbé Lanier, chaque fois que cela m’était possible, j’allais vers lui. Je lui ai tout dit de ma vie passée. Il m’a fait prendre conscience de moi-même. Jamais un reproche, même pas une critique, mais pendant les appels, il me disait : "C’est pour toi que je prie". Il me parlait de Dieu, de sa miséricorde. Il me disait : "Tu es l’enfant prodigue comme le père, Dieu t’attend. Fais le premier pas. Ensuite il t’aidera." ou bien : "C’est le premier pas qui coûte, tu verras, c’est facile, avec Jésus pour guide. Pour nous tous, et pour toi en particulier, il a porté une croix, bien plus lourde que la nôtre, et lui il était innocent. Dis-toi bien que c’est volontairement qu’il a accepté ce calvaire, pour te sauver, parce qu’il connaît ton péché, il sait aussi qu’au fond de toi-même tu n’es pas si mauvais que cela." Il m’a aidé moralement, quand je faiblissais, même de loin son regard triste ou son sourire me réconfortaient. Il m’avait dit : "J’ai confiance en toi." Alors, pour ne pas décevoir le seul être qui ne me rejetait pas, j’aurais fait n’importe quoi pour lui, surtout, oh ! ne pas le décevoir. Mais quand je suis rentré, personne n’a cru à ma conversion. On me considère toujours comme une canaille et pourtant je m’efforce de rendre service à ceux qui sont dans le besoin. Je recherche les faibles, les pauvres pour les aider. Aux yeux de tous, rien ne peut effacer mon passé. Heureusement que l’abbé est là pour me redonner courage, j’ai eu tant de fois envie de tout casser, de redevenir une brute, un mauvais garçon. Et puis, j’entendais : "J’ai confiance en toi. "Alors je souffre en silence, et j’essaie sans y parvenir toujours à marcher droit. Mais je crois que si l’abbé mourait, si je ne l’avais plus pour m’aider et me secourir, alors je ferais le mal, pour répondre à tout ce mal que l’on me fait.

     Qui pourra dire combien ont ainsi été sauvés ? Dieu seul le sait. Par sa conduite, son exemple quelle force n'a -t-il pas donnée, même à son insu, à ceux qui le regardaient vivre.

     Enfin vint le jour de la Libération, jour inoubliable pour nous tous, puisque nous devions disparaître, les S.S. ne voulant pas qu’il reste de témoins pour dénoncer leurs atrocités. Je me rappelle encore davantage, avec le recul du temps, avec quelle émotion, avec quelle joie, nous nous jetâmes, Lanier et moi dans les bras l’un de l’autre, au pied du mirador, auprès duquel nos Alliés venaient d’abattre nos tortionnaires de la veille."[10]

     Le typhus ayant redoublé de vigueur, au lieu de partir avec ses camarades libérés, il décide de rester pour soigner les malades et aider les mourants. Dans une lettre, partie de Dachau et datée du 4 mai 1945, il écrit à ses amis, M et Mme Conard:

     "Délivré par les Américains après des moments que vous devinez bien tragiques, je suis fou de joie de pouvoir vous écrire au Pré-d’Auge. Ce qui nous a fait le plus plaisir, c’est l’arrivée des soldats de l’Armée Leclerc, les religieuses et les infirmières d’un hôpital de Paris, ça sent si bon la France. IL y a eu plus de 10.000 allongés, et la situation sanitaire est épouvantable. Je suis aumônier volontaire d’un bloc, j’ai, de ce fait 1000 paroissiens malades, et je vis parmi les poux et le typhus. Heureusement les Américains s’attaquent avec nous à la lutte contre la mort." Puis, dans une autre lettre adressée à sa sœur, partant également de Dachau, "Ce 4 mai 1945, Chère Petite Sœur, Déo Gratias ! Après plus d’un an d’épreuves me voici sain et sauf. Remercie Dieu avec moi des vrais miracles dont j’ai été le bénéficiaire. Nous sommes ici plus de 1000 prêtres, dont environ 100 Français. J’ai dit hier ma messe pour la première fois. Que de souffrances j’ai pu mettre sur ma patène à l’offertoire ! Je t'embrasse de tout mon cœur en chantant le Magnificat !"

     ”On n’oubliera pas l’arrivée à Lisieux de l’abbé Lanier, de retour de Dachau. Celui que les quelques centaines de paroissiens du Pré-d’Auge, venus pour l’accueillir, virent descendre du train, était méconnaissable. Squelettique, la tête rasée, vêtu du costume bariolé des bagnards allemands, il donnait l’impression d’un cadavre ambulant. Ce lui fut pourtant une grande joie que cet accueil où les sourires se mêlaient aux larmes."[11]

     Il tombe dans les bras de son ami Dutel, son fidèle ami de toujours. Celui-ci doit faire appel à toute sa volonté pour cacher les larmes qui lui montent aux yeux, tant la vue de l’état de délabrement physique dans lequel se trouve l’abbé le bouleverse. L’émotion de tous est indescriptible. Le rescapé est d’une maigreur effrayante, il n’a plus que la peau sur les os. Toute chair semble avoir disparu. Mais il est rayonnant de bonheur. Sous sa défroque de bagnard, il a gardé son bon et doux sourire. Si le corps semble une ruine, l'âme se reflète toujours aussi naïve et aussi pure qu’avant la tourmente. Avec l’apôtre Paul il peut affirmer : "Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort." Chacun sentait en effet, qu’il y avait en lui, une force intérieure qui les dépassait tous, et les laissait muets d’admiration devant ce miracle de la Vie.

     De retour au Pré-d'Auge, m’écrit sa sœur, il parlait peu de ses souffrances, mais beaucoup de la solidarité vécue dans les camps.

     Pendant son absence, sa paroisse fut confiée à l’un de ses fils spirituels, l’abbé Picard, fils du maire arrêté en même temps que lui. Il la retrouva donc toujours aussi vivante et prospère. Le jeune abbé qui avait une admiration sans bornes pour son aîné, ne voulut rien changer, et s’évertua à suivre l’exemple qui lui avait été donné, c’est-à-dire : "Service de Dieu, dans la joie, l’action, l’oubli de soi le plus complet". Ordonné prêtre depuis un an, il avait attendu le retour de son curé pour dire officiellement, et en sa présence, sa première messe. Retrouvailles combien émouvantes, cérémonie d’une telle intensité religieuse que les participants y sentirent la présence effective de Dieu.

     Nommé curé de St-Benoit-d’Hébertot, le jeune abbé reçut avec émotion ce vœu de celui qu’il vénérait comme un apôtre et son maître spirituel : "Mon cher Jean, je te souhaite de faire de ta paroisse, un second Pré-d’Auge !" C’est ce qu’il s’efforça de faire ; et dans la paroisse où il me reçut pour évoquer tous ces souvenirs, croyez qu’il y est parvenu, malgré la vague d’indifférence qui déferle sur le monde. C’est le plus bel hommage qu’il pouvait rendre à l’abbé Lanier : Être son continuateur, prouver par des actes et non de vaines paroles, que l'enseignement reçu sur les bancs du catéchisme, avait porté son fruit.

     Dans sa paroisse, pour lui faire oublier les heures tragiques, aussi pour lui prouver leur reconnaissance et leur estime, tous les habitants le comblèrent de cadeaux, depuis les ornements sacerdotaux, jusqu'aux plus humbles objets. II était émerveillé, il ne savait que répéter : "Je me demande si je rêve." Et que de reconnaissance en son cœur,

     Le jour de la Pentecôte 1947, décédait l’un de ses meilleurs camarades, déporté comme lui, et comme lui rentré très malade. Il fut vivement affecté par la mort de cet ami en qui il avait trouvé une foi égale à la sienne et une bonté qui n’avait pas de mesure. Mais ce frère en la foi était protestant, c’était le pasteur Orange. Jamais, jusqu'à ce jour, un curé n’avait eu le droit de pénétrer dans un Temple. Alors notre abbé s’en fut à l'évêché demander l’autorisation de suivre les obsèques de son ami, du commencement jusqu’à la fin. Il plaida si bien sa cause que l’autorisation lui en fut donnée. L'évêque ne pouvant refuser cette permission aux autres prêtres de la ville et des communes environnantes, l’on vit pour la première fois, dans l’humble chapelle protestante, autour du cercueil du martyr, un nombre impressionnant de prêtres émus et recueillis. Il fut là un précurseur, comme il le fut dans bien d’autres domaines, tant dans sa paroisse que dans son église.

     Le 25 mars 1946, à la demande de la paroisse tout entière il est nommé Curé-Doyen de Cambremer. C’est avec un serrement de cœur qu’il doit quitter le Pré-d’Auge, où tant de souvenirs le rattachent. Mais un prêtre doit aller là où on l’envoie. Alors, sans regarder en arrière, il s'installe dans sa nouvelle cure, avec le même esprit combatif, la même gaieté, la même insouciance apparente, et la volonté inébranlable de vaincre "au nom de Jésus". Malgré une santé de plus en plus précaire, il eut un rayonnement spirituel qui s’accrut en raison de sa forte personnalité, et aussi d’une sorte de légende qui naissait autour de ce chrétien, détruit physiquement, mais à qui la foi donnait cette force capable de "déplacer les montagnes". Dès en arrivant, il voulut connaître tout le monde ; il alla dans tous les villages, les hameaux, et jusque dans les maisons les plus isolées, les chaumières les plus pauvres. Sa bonté, sa sollicitude, sa charité fraternelle s’étendaient à tous les domaines. Il réorganisa l’Ecole Libre, créa un pensionnat ; restaura l’église. Il était ce qu’il avait toujours été, d’une activité débordante. Il se donnait sans compter à cette J.A.C. pour laquelle il s’était tant dépensé, et dont il était "un animateur incomparable" Il pensait à tout et à tous, et c’est ainsi que pour fêter leurs retrouvailles et maintenir ces liens d’amitié et de fraternité, qui au camp, les avaient sauvés du désespoir, il convia tous ses amis déportés du Calvados. Après la messe dans l’église abondamment fleurie, il les réunit autour de la table du banquet qui les attendait tous. Alors qu’ils s'étonnaient de l’abondance et de la succulence des mets, le curé, tout réjoui, leur dit : "J’ai demandé à tous mes paroissiens de m’aider à vous recevoir dignement. Voyez, comme le Père pour l’enfant prodigue, ils ont tué le veau gras. Ils ont appelé tous leurs amis pour le fêter et lui faire oublier les carouges des pourceaux. C’est la manne descendue du ciel, juste revanche sur l’infâme jus de choux et la famine permanente des camps. Mangeons et buvons, fraternellement unis, comme nous l’étions au temps de l’enfer". Et il rendit grâce à Dieu. Il était rayonnant de joie, son visage buriné par la fatigue et la souffrance, éclairé par cette lumière intérieure qui était sa force, et qui lui gagnait toutes les sympathies, Il était transfiguré.

     Le 5 mars 1950, il est fait Chevalier de la Légion d’honneur. Cette croix lui est remise solennellement par son cher ami, le Ministre Edmond Michelet, Président national des Anciens de Dachau, l’un des chefs de la Résistance française dans le camp de Dachau, avec le Général Delestrain, fusillé par les Allemands.

     Mais déjà, certains de ses amis connaissaient le mal sournois, qui lentement le détruisait, et contre lequel la science est encore impuissante. Pour lui, la montée du calvaire n’était pas achevée, La partie la plus rude, peut-être la plus implacable restait à gravir. Il lui fallait oublier une souffrance physique devenue chaque jour plus intolérable, la maîtriser, la surpasser au point de se désincarner, la vaincre à force de volonté et de prière, pour n’être plus que l’esprit au service jusqu'au bout, de son Seigneur, de son Eglise, et de ses frères.

     De décembre 1951 jusqu’à la mort, il fut heureusement aidé dans cette épreuve par l’abbé Dutel, son condisciple et son ami. C’est avec un dévouement inlassable et fraternel, avec une patience à toute épreuve, avec un courage admirable, que l’abbé Dutel l’aida, l’exhorta, le soutint, le porta tout au long de ce cheminement douloureux, au point d’en être parfois presque insupportable, pour l’un comme pour l’autre. Et il fallait sourire au malade, l’encourager quand le corps faiblissait. Contempler la souffrance d’un frère, se sentir impuissant, désarmé devant elle, n’est-ce-pas parfois plus insoutenable que de la subir soi-même ? N’est-ce-pas ce qu’a pensé souvent cet ami, au cœur fidèle ? Lui, ne rit pas quand on lui parle de l’abbé Lanier, il a surtout conservé le souvenir de cette longue, si lente et affreuse agonie. Il se souvient de l’homme qui ne reculait pas devant l’épreuve, qui refusait de se laisser vaincre par la matière. Il se souvient du prêtre, qui même moribond, voulait encore jusqu’à la dernière heure, exercer son ministère. Il se souvient de sa foi invincible et indestructible, de cet exemple qu’il lui fut donné de contempler et gardait toutes ces choses dans son cœur. Je suis sûre, que, lui aussi, garde ces choses dans son cœur. Il n’est pas donné à tout le monde de côtoyer un être humain en qui Dieu accomplit tant de miracles.

     L’abbé Lanier se savait atteint d’une tumeur au cerveau, mais il refusait tout calmant. Il voulut rester lucide jusqu'à l’extrême limite de ses forces. Il voulut préserver cette intelligence qu’il avait eu tant de mal à conserver sous le joug d’un ennemi, dont le but premier était d’annihiler toute volonté et de rabaisser l’homme au niveau de la bête, afin de l’humilier jusqu’en ses racines les plus profondes. Il ne voulait, à aucun prix que la drogue détruisît ce qui, dans la créature, est d’essence divine. En tant que prêtre, selon sa foi, il acceptait sa souffrance s’approchant par ce sacrifice, de Christ son divin et bien-aimé exemple. Cette souffrance acceptée, subie sans broncher, sans révolte, il voulait l’offrir à son Dieu, par amour pour son Sauveur et pour ses frères. C’était bien là, l’abbé Lanier, l'invincible, fort de la force que Dieu donne.

     Mais l’énergie a des limites. Epuisé, vaincu par son corps défaillant, il accepta enfin l’hospitalité que lui offrait depuis un certain temps déjà, la Communauté du Bon-Sauveur à Caen, dont sa sœur Religieuse était alors assistante. Avec patience, dévouement, elle le persuada de se laisser soigner. Mais dès qu'il se sentait quelque force, il se faisait ramener dans sa chère paroisse au grand dam du médecin de la commune, qui ne savait que prescrire à ce moribond, qui ne vivait que par miracle.

     Il avait dit sa première messe à Cambremer, le jour des Rameaux 1946. Le jour des Rameaux. 1952, presque mourant, il se fit installer dans un fauteuil, dans son église, au milieu de ses paroissiens assemblés. Cérémonie émouvante, dont les témoins ont gardé le souvenir de son courage, de sa dignité dans la douleur et de la bonté qui brillait encore dans son regard.

     Alors qu'il était comateux, le 4 mai de cette même année, dans un terrible sursaut d'énergie, il demanda à son cher abbé Dutel de le conduire à la fête donnée au bénéfice de son école. Il voulait la présider, se trouver au milieu de ces âmes qu'il avait voulu former, préserver et sauver. Mais, il ne put aller jusqu'au bout de la séance. La douleur insoutenable venait à bout, une fois encore, de cette volonté farouche.

     Il lui fallut retourner se faire soigner au Bon-Sauveur. Le jeudi précédant sa mort, sentant sa fin prochaine, il demanda, puis, devant les hésitations de son entourage, il exigea d'être ramené d'urgence là où Dieu lui avait donné une épouse, son église. A son maire, qui essayait de se faire rassurant : "Monsieur le Curé, vous n'allez pas mourir !", l'abbé de répondre : "Alors que croyez-vous que je viendrais faire ici ?" Bien sûr, pour lui, cela allait de soi, c'était dans son église, au milieu de Son Troupeau, qu'il devait mourir le 30 juin 1952. C'était au milieu des morts de sa Paroisse qu'il devait reposer le 5 juillet 1952.

     A l'exemple de son Maître, m'écrivit sa sœur, "Il a aimé les siens". Sa foi, son amour l'ont incité à choisir :

L'engagement volontaire comme Aumônier militaire en 1940

     La Résistance en 1942

     Choix qui l'ont conduit à la souffrance et à la mort "Si le grain ne meurt, il demeure seul"

     "J’ai beaucoup souffert, écrivit-il à sa sœur, mais je ne regrette pas d'avoir été fidèle à mon devoir de Prêtre et de Français. Je pardonne à ceux qui m'ont dénoncé."

     " Combats le bon combat de la foi, saisis la vie éternelle pour laquelle tu as été appelé." (2 Timothée 6 :12)

 

REFERENCES :

[1] G.A. Simon, Quelques souvenirs sur Monsieur le Chanoine M.-H. Lanier, curé-doyen de Cambremer, dans La bonne semence, bulletin paroissial de Cambremer.

[2] La bonne semence, bulletin paroissial de Cambremer.

[3] Ibid.

[4] J.Villeneuve, Vie de l'abbé Pierre Arnaud,1947

[5] La bonne semence, bulletin paroissial de Cambremer.

[6] J.Villeneuve, Vie de l'abbé Pierre Arnaud,1947

[7] La bonne semence, bulletin paroissial de Cambremer.

[8] Témoignage de Gaëtane Bouffay

[9] Extrait du discours prononcé par M. Legrix, déporté de Dachau, à l'occasion de la remise de la Croix de la Légion d'Honneur à l'abbé Lanier (non publié).

[10] Extrait du discours prononcé par M. Legrix

[11] La bonne semence, bulletin paroissial de Cambremer.

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Olivier CABIOCH

Olivier CABIOCH

Dessin de Claude KERWAND

     Quand Olivier parlait de Roscoff, sa ville natale, il se faisait poète. C’était avec nostalgie qu’il décrivait son port, la mer, les ciels incomparables, les migrations extraordinaires de milliers d’oiseaux à la fin de l’été. Le Pays de Léon dont il tirait une grande partie de sa subsistance, l’attirait tout autant. Il aimait avec fierté cette Bretagne qui donna le jour à tant d’hommes célèbres qu’il nommait volontiers et dont il admirait le courage et le talent. ”Son Pays” avait vu naître Jacques Cartier Duguay-Trouin, Cadoudal, Surcouf, Duguesclin. Il les nommait au hasard de sa mémoire, pour le plaisir. C’était aussi la patrie d’un Chateaubriand, d’un Lamennais, d’un Renan, d’un Jules Verne. Patrie de ces doux poètes, de ces chansonniers dont Théodore Botrel ne fut pas le moins populaire, de tous ceux-là qui créèrent et entretinrent son folklore.

     Né le 18 septembre 1903, il était le second d’une famille de six enfants. Il n’avait que sept ans, quand son père, Breton, marchand de primeurs, mourut. Ce fut bientôt la guerre. A cette époque il n’était question ni d’aide aux familles nombreuses, ni d’allocations aux orphelins. Ce qui caractérise les Bretons, c’est le courage, la dignité, une certaine pudeur due à une vie intérieure intense et secrète, une foi aussi, solide comme le roc de leur sol. Madame Cabioch avait hérité de ces qualités ancestrales, auxquelles il faut ajouter l’opiniâtreté, la ténacité. Alors, elle retrousse ses manches. Il n’est pas question de quémander, de pleurer ou de gémir, il y a tous ses petits qui n’ont plus qu’elle. Qui saura jamais tout ce qu’il lui fallut déployer d’énergie, de renoncements, pour, en temps de guerre, faire vivre ce petit monde et lui inculquer ces principes essentiels, sans lesquels un enfant ne peut devenir un homme. Elle usa en particulier d’un mot magique, qui lui tint lieu de pédagogie :

Au moindre manquement, elle fustigeait le délinquant d’un rauque ”Evit an Enor” (pour l’honneur). Mais la récompense, le plus beau compliment, c’était quand, avec un bon rire, le visage tout illuminé, elle lançait au gamin ébahi et heureux, un sonore ” AN ENOR” (l’honneur).

     ”An Enor” c’était pour elle tout à la fois, l’Honneur de Dieu – l’Honneur de la Patrie – l’Honneur du Nom – l’Honneur de la famille – l’Honneur du Pauvre qu’il fallait assister – l’Honneur de tout ce qui était noble, à ses yeux.

     Ce mot, était pour l’enfant l’ultime récompense, l’encouragement à persévérer dans la voie droite et dure dans laquelle il s’engageait, en bon petit Breton. Mais il était aussi le pire des châtiments, c’était un mot redoutable qui devenait synonyme de mépris, de honte. Il était si terrible cet anathème que les enfants l’assimilaient à celui du Jugement Dernier, et qu’il leur enlevait toute envie de jamais récidiver. A aucun prix, ils n’auraient voulu apporter ”le déshonneur” dans ce foyer où la mère prêchait l’exemple. Elle fut une femme admirable qui forçait le respect et l’estime de tous, à commencer par ses enfants.

     Dès qu’Olivier eut le Certificat d’Etudes, à 11 ans, il quitta l’école, la famille avait besoin de ses bras ; aîné des fils, il en devint le chef. Tout naturellement, simplement, il aida au commerce, et chacun sait que les primeurs n’arrivent pas toutes seules sur l’étal du marchand. Levé tôt, couché tard, ce fut l’apprentissage d’une vie dure, au service de la clientèle et des siens. Il n’eut qu’à suivre l’exemple maternel, regarder vivre sa mère, pour apprendre le métier. Les journées de 14 à 18 heures d’un travail acharné, sept jours par semaine, ne lui laissaient que de très rares et brefs loisirs. Il les partageait entre le sport et le chant. Il était un excellent gymnaste, un bon footballeur. Plus tard, quand il fit partie de la "Maîtrise de St-Pierre", sa bonne humeur et sa bonté lui gagnèrent la sympathie de tous ses camarades. Il trouvait le temps, toujours dans le cadre de son église, d’aider les jeunes par son exemple et ses conseils : "Ne faut-il pas s’occuper des autres ? disait-il, si nous voulons les retenir sur la pente et les ramener dans le droit chemin". Et il y est souvent parvenu.

     Cette vie de travail, de devoir, se déroulait modestement dans l’ordre et la probité. Le petit magasin des parents devint avec ces années de dur labeur, une entreprise familiale, le ménage de son frère Joseph s’étant associé au sien.

     Puis, ce fut 1939. Mobilisé, il rentra chez lui au moment de la défaite de 1940. La France envahie, opprimée, affamée, les Cabioch s’appliquèrent à ne répondre aux réquisitions allemandes que dans la mesure où ils ne purent vraiment les éviter.

     Au début de l’occupation, leurs relations dans les centres d’expéditions leur permirent de ravitailler, au mieux de leurs possibilités, leur clientèle, jusqu’au jour où l’occupant bloqua les marchandises à la production. Chargé de la répartition par le Bureau Départemental des Fruits et Légumes, Olivier, bénévolement, s’acquitta, à la satisfaction de tous ses collègues, de cette délicate et lourde tâche.

     Olivier connut la Résistance par Jean Grignola, son beau-frère. Il se mit à la disposition de cette organisation. Le 12 octobre 1943, la Gestapo se présenta au magasin, les deux frères Olivier et Joseph étaient présents.

En un éclair, Olivier eut peur qu’ils ne les prennent tous les deux, ou peut-être celui, qui pour lui, était toujours "le petit", le plus jeune de la famille. Alors s’avançant vers l’Allemand, il lui dit : "Puisqu’il vous en faut un, alors prenez-moi, je suis l’aîné." C’est ainsi, qu’il quitta pour toujours sa famille et son bien.

     La Gestapo n’ayant pu lui faire avouer quoi que ce soit, il ne fut pas fusillé avec ses autres camarades : Besson – Bloch – Capron –Dobert – Fromont – De Maistre – Manuel, ou torturé à mort comme Nolent.

     Comme pour les autres rescapés de cette tuerie, la mort de ses compagnons de combat l’affecta beaucoup, cependant, les lettres à sa famille n’en laissèrent rien paraître. Elles étaient toujours pleines d’optimisme et d’encouragements, bien qu’à cause de la censure, il ne put dire grand-chose. Dans la dernière, il écrivait : "J’ai reçu avec joie ta lettre, suis heureux de te savoir en bonne santé. Je vais bien, suis satisfait de savoir que Michel (son fils alors âgé de 9 ans) est gentil et que Thérèse (sa fille, 16 ans) est raisonnable. Embrasse-les tous deux pour moi, ainsi que toute la famille. Félicite Jeannette et souhaite à Jo d’être fort." Dans cette dernière missive à sa femme, où il semble n’y avoir rien, quand on lit "entre les lignes", comme il fallait le faire à cette terrible époque, on y sent tout l’amour d’un père inquiet et d’un époux fidèle, toute son angoisse, quand il constate que Michel est gentil, que Thérèse est raisonnable. Quand il souhaite à Jo le jeune frère d’être fort, il sait bien qu’il part pour un long temps, pour un voyage peut-être sans retour

     Il part pour l’Allemagne sans beaucoup d’illusions. Compiègne, quelques jours, puis Buchenwald dans ces wagons où les déportés vivent un cauchemar. C’est l’arrivée à Buchenwald, pieds nus, dans la nuit, la neige, le froid de janvier 1944, c’est le travail hallucinant, la faim, la crasse, les poux, les coups, toute l’horreur de la vie "concentrationnaire”. Mais, cette peur cette déchéance ne suffisent pas à l’ogre allemand, c’est maintenant Dora, la mangeuse d’hommes. Dora, qui fait frissonner les prisonniers, rien qu’à l’évocation de son nom. Et, il y a pire encore : Ellrich, "L’enfer de l’Enfer" et il est envoyé à Ellrich.

     Et malgré tout, disent ses camarades, Olivier montrait le même courage, la même sérénité. Etonné de ce calme inhabituel dans l’univers concentrationnaire, un camarade, un jour, lui en demande la cause : "Je suis chrétien, alors j’ai la certitude que Dieu m’aime et qu’il me libèrera et me sortira de ma misère. "L’autre se moque doucement. Olivier répond calmement mais fermement "que la libération vienne avec les Alliés ou avec la mort, je l’accepterai telle qu’elle se présentera, puisqu’elle sera celle que Dieu aura choisie pour moi". Parfois, pour encourager les plus faibles, les cafardeux, il récitait un verset de la Bible : "L’Eternel est le soutien de ma vie, de qui aurais-je peur" (PS 27:1). "L’Eternel est mon berger, je ne crains aucun mal" (PS 23).

     Je demandai à Lucien Levillain qui le connut en prison, puis au camp, ce qu’il pensait de lui. Il eut un moment d’hésitation, puis en phrases hachées : Voyez-vous, il m’est difficile d’en parler... Je ne sais comment vous dire... c’était un être extraordinaire, tellement à part, qu’il en est indéfinissable... Une force surnaturelle émanait de lui, faite de bonté, de joie grave et paisible   de sérénité... incroyable, inimaginable, au milieu de cet enfer, dans cette ambiance de folie et de mort. Il était rassurant, toujours prêt à rendre service... Je dirais disponible, secourable. Tout cela sans effort comme si ce lui eût été naturel".

     En Allemagne, donc, il fut le réconfort moral de tous ceux qui l’approchaient. Il partageait sa maigre ration avec de plus jeunes, de plus affamés que lui. Comment donc aurait-il pu tenir à pareil régime, et le camp était si dur.

     "J’ai bien connu votre mari à Dora, écrit en février 1946 René Dannes, professeur à Vezelois (terr. de Belfort). Il a quitté ce camp le 16 ou le 17 août 1944 alors que nous logions ensemble au bloc 112. Sept autres camarades me donnèrent, en même temps que lui, leur adresse. J’ai écrit à tous depuis mon retour, un seul m’a répondu, mais par contre, à leur place, répondent des mamans, des épouses, des enfants, comme vous angoissés et sans nouvelles. J’ai donc fait des recherches, et je puis aujourd’hui vous donner Madame, je le crois, des précisions. Soyez courageuse, Madame, la présente que je vous écris le cœur serré, ne vous apporte pas de bonnes nouvelles. Votre Mari était parti pour Ellrich, un camp terrible, dépendant de Dora, je viens de relever son nom et son prénom sur la liste de ceux que dévora Ellrich.

     Le 5 avril 1945, des camarades le voient épuisé, amaigri, porté sur une civière et conduit dans l’un de ces trains que les déportés appelaient "Transports Noirs”. Convois qui n’allaient nulle part, sinon vers la mort certaine, vers la "Libération”, comme le disait si bien le lucide et discret Olivier.

     Un journal lexovien de l’époque relate ce qui suit : "C’est d'Ellrich qu’avec ses camarades détenus, il fut évacué devant l'avance alliée, le 5 avril vers Oranienbourg. L’état d’extrême faiblesse de notre concitoyen, dont on sait pourtant la vigueur, était tel, qu’il dut être porté sur une civière. Il ne pesait alors que 35 kg. Il n’en trouvait pas moins le moyen de remonter le courage de ses compagnons d’infortune et, à l’un d’eux qui eut la chance de revenir et qui vient de rapporter à la famille angoissée, ses derniers souvenirs, il avait dit : "Tenez bon jusqu’au bout, Christian, la fin approche."

     Quelques jours après que la mort d’Olivier fut connue à Lisieux, où la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre, le même journal titrait : "Hommage à M. Cabioch, Conseiller Municipal, Martyr de la Résistance". Avant d’aborder l’ordre du jour de la séance du Conseil Municipal, le Maire fait part de la mort de ce conseiller martyr de la Résistance. "Sans doute, constate M. le Maire, nous ne pourrons jamais en savoir davantage sur son sort cruel, aussi, poursuivit-il, il convient de marquer le deuil du Conseil Municipal, car M. Cabioch y était l’un de nos meilleurs concitoyens qui avait mis toute sa foi et tout son idéal, au service des siens et de sa Patrie". Tous les Conseillers se lèvent alors et, dans une émouvante minute de recueillement, évoquent la figure de celui auquel la population avait donné sa confiance, et qui fut appelé à prendre place au rang de ses édiles mais qui ne sera désormais prise que par le souvenir qu’il y aura laissé, d’un héros magnifique.

     Un autre camarade, rencontré plus tard, me dit tout ému :

     "Olivier, c’était un saint!"

 

"Soyez courageuse Madame !"

"Sois fort, Jo !"

"An Enor."

Voir article et photo publiés dans Ouest-France du 21.09.2018 (Michel Tribehou)

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Olivier Cabioch

Olivier Cabioch

Pasteur ORANGE

Pasteur ORANGE

Dessin de Claude KERWAND
Le pasteur ORANGE : Son dernier message clandestin sorti de la prison de Caen.

Le pasteur ORANGE : Son dernier message clandestin sorti de la prison de Caen.

     C’était en 1942 ; le pasteur Henri Orange avait perdu tout contact avec le réseau de résistance pour lequel il travaillait. En possession de nombreux renseignements sur l’ennemi, il cherchait comment les faire parvenir à Londres. Enfin au cours de l’été 1942, il trouva une nouvelle filière, par où il put faire passer ses renseignements.

Il fut donc d'abord agent de renseignements. Sa paroisse très étendue lui permettait, au cours de ses déplacements, de voir beaucoup de choses. Les amis, qu’il avait partout nombreux, lui fournissaient tous les renseignements désirables.

     Puis il contacta de nouveaux résistants de grande valeur, tels que le professeur Manuel de Honfleur, l’ingénieur de l’usine à gaz de Trouville-Touques, Besson, Xavier de Maistre, tant et tant d’autres, qui comme lui, ont payé de leur vie leur amour de la patrie.

     Avec de tels hommes, ce groupe dirigé par le docteur Hautechaud, de Fervaques, prit de l’importance et augmenta en qualité. Les agents furent classés par catégories, ayant à leur tête des responsables qualifiés : renseignements – formations paramilitaires – sabotages – maquis – parachutages - etc. Il fallait des agents de

liaison, il devint l’un d’eux, et des plus actifs. Puis il fallut des chefs : quel poste allait-on lui confier ? Il était toujours en déplacement pour son ministère, on ne pouvait donc le mettre au poste de commandement, où il fallait quelqu’un de fixe et toujours présent. Il était tout indiqué pour faire un bon chef de sécurité, ce qui était indispensable à la bonne marche du réseau. Il s’acquitta d’une façon remarquable de sa mission. Par lui nous savions tout ce qui se passait à la Kommandantur, à la mairie, à la sous-préfecture, à la gendarmerie, au bureau de police. Dès qu’il y avait alerte, les agents, qu’il avait dans tous ces postes, l’en avertissaient.

     Pour le jour du débarquement, avec l’aide, la complicité de la police, des professeurs, des instituteurs, ses amis, il avait projeté de créer un état de psychose tel qu’une grande partie des habitants, pris de panique, aurait fui dans la crainte des bombardements et aurait été ainsi sauvée. Il avait prévu des refuges dans des grottes à quelques kilomètres de Lisieux, en particulier à Manerbe et à Bonnebosq. Il avait calculé, d’après les renseignements fournis par le boulanger Chorin, combien il fallait de farine. Un grossiste lui avait indiqué la quantité nécessaire de pommes de terre, le lait etc. enfin tout ce qu'il fallait pour subvenir aux besoins de cette foule, pendant un mois, médicaments compris pour les malades et des blessés éventuels. Il avait même prévu les moyens de transport pour les vieillards et les enfants. Tout cela ne l’empêchait pas de visiter les différents secteurs de sa paroisse, et de continuer son travail de renseignements et de liaison.

     Le dimanche, ses sermons faisaient trembler ses paroissiens et lui attiraient de leur part de sévères reproches. Il continuait cependant à dire clairement sa façon de penser, malgré la présence d’uniformes allemands aux cultes. Il était un patriote ardent, un apôtre semeur d’espérance.

     Il est difficile, pour qui ne l’a pas vécue, d’imaginer l’existence des résistants. Ils devaient travailler dans l’ombre, dans la clandestinité. Il leur fallait se méfier de tout et de tous, parfois même de leurs propres amis ; une imprudence, une indiscrétion étaient si vite commises. La vie se compliquait du fait de la rareté des choses : manque de vélos, de pneus, d'essence, il n'en était pas question. Il fallait des bons, des cartes de toutes sortes : cartes de pain, d’alimentation, de travail, jusqu’à la fausse carte d’identité indispensable aux ouvriers de la nuit. A partir de Lisieux, en direction de la côte il fallait un permis spécial pour franchir cette "zone côtière interdite". Tout était obstacle. C’est ainsi qu’un jour le pasteur, ayant à visiter un mourant, se rendit à Trouville sans le "laissez-passer”, Il fut arrêté et paya de huit jours de prison son dévouement dans l’exercice de son ministère.

A partir de mai 1943, nous sentions que l’ennemi veillait puis qu’il était en éveil, qu’enfin il était à l’affût. Il fallait redoubler de prudence, ce qui ralentissait notre action.

     Le 17 septembre, le docteur Hautechaud fut arrêté, puis des amis dans la région de Trouville-Deauville-Touques. Nous commencions à trembler pour nos camarades. Un de ses amis alla trouver le pasteur Orange pour l’en avertir : ”Il y a partout des arrestations, pasteur ; il va falloir pendant quelque temps cesser vos activités clandestines. Vous êtes un vaillant patriote certes, mais vous vous devez d’abord à votre famille. Vos enfants ont besoin de leur père. Si vous étiez arrêté, vous savez que vous seriez fusillé immédiatement",lui dit-il.

Il regarda son interlocuteur avec étonnement, puis calmement il répondit : "Mais justement c’est parce que j’ai une famille qu’il me faut continuer le combat, aller jusqu’au bout, quoi qu’il arrive.”

     L’homme se crut incompris, il ajouta : "Mais comprenez bien que demain peut-être, vous serez arrêté, fusillé, vous n’y échapperez pas. Ce n’est pas une vaine menace, le réseau ennemi se resserre de plus en plus sur nous. La Gestapo rôde autour de nos maisons. Pour moi, je n’ai pas d’enfants, je puis sacrifier ma vie ; de grâce préservez la vôtre. Je vous donne ma parole que nous tiendrons vaillamment votre place et la nôtre, sans faiblir.      Nous y emploierons toute notre énergie et tout notre courage."

Il le laissa parler sans l’interrompre. L’homme crut enfin l’avoir persuadé. Quand il eut fini, avec un visage très grave, une grande tristesse dans la voix, de la douleur au fond des yeux, il répondit : "Alors, parce que j’ai des enfants, il me faut laisser à d’autres le droit de les défendre ? Mais justement en tant qu'époux   et père de famille, j’ai plus que ceux qui n’ont personne à défendre, le devoir de continuer ma tâche de Français et de Chrétien. Je me bats pour mon Dieu, pour mon pays et pour les miens, et vous voudriez me faire abandonner la lutte."

     Il n’y avait rien à répondre, c’est lui qui avait raison.

     Les arrestations continuaient. Chacun devait remplir sa mission augmentée du travail de ceux qui n’étaient plus là. Il n’y avait plus un instant de répit pour ces résistants encore libres.

     Le pasteur faisait de plus en plus de fausses cartes d’identité pour les jeunes réfractaires qui ne voulaient pas travailler au service de l'occupant. Sa maison était devenue un centre d’hébergement pour ces jeunes, avant leur affectation dans un maquis, ou leur placement dans une ferme amie. C’était une véritable hôtellerie où l’on logeait gratis. Madame Orange, collaboratrice modeste et discrète, passait ses journées à cuisiner de maigres rutabagas. Elle les mettait à toutes les sauces imaginables pour varier les menus et pouvoir, avec ce légume faire en un seul repas, entrée, légume et viande. C'est tout juste, si avec son art d'accommoder cette racine, elle n’en faisait pas un succulent dessert. Elle passait ses nuits à d’interminables lessives pour remettre en ordre le linge de ses pensionnaires d’occasion, qui, pour tout trousseau ne possédaient que ce qu’ils avaient sur le dos. Pendant ses veillées prolongées, le pasteur s’occupait du courrier de sa paroisse négligée pendant le jour. C’est pendant les nuits aussi qu’il préparait ses sermons ; il devait, malgré tout, présider deux cultes chaque dimanche, et nul, parmi ses paroissiens ne devait soupçonner la vérité.

     C’étaient des journées harassantes. Levés vers cinq heures, lui et sa femme ne se couchaient jamais avant deux ou trois heures du matin, quand ils ne passaient pas la nuit, ce qui était fréquent. La maison était une véritable ruche bourdonnante. Ils priaient les jeunes de rester silencieux, à cause des voisins, mais, à cet âge, comment ne pas faire de bruit. Il en arrivait de partout ; de la région aussi bien que de Paris ; par la porte d’entrée aussi bien que par celle du jardin. D’autres, mieux informés, prenaient un sentier solitaire, escaladaient le mur du potager. C’était une maison enchantée, plus il en partait, plus il en venait.

     Et les journées, les nuits passaient, rapides comme l’éclair, les menant inexorablement vers leur destin. Un soir, c’était le 5 octobre 1943, la Gestapo arriva. Voici comment Hélénette, sa fille, raconte les faits :

     "La Gestapo arriva. Elégant, grand, le premier braqua son révolver sur mon père, tout en caressant la tête bouclée de mon frère, un enfant de six ans. En un instant, deux autres suivirent ; la maison était cernée. Mes parents durent faire visiter la maison de fond en comble, suivis de la Gestapo et de ses révolvers. Mon père avait sur lui une fausse carte d’identité, il la passa discrètement à ma mère. Elle la mit dans son corsage, puis profitant d’une minute d’inattention des policiers, après la visite du grenier, elle la jeta derrière une poutre, avant de redescendre. Maman et nous fûmes consignés dans la salle à manger. Nous étions gardés par un type gros et placide qui mangeait force sandwiches de pain de mie, copieusement bourrés et garnis de viande, ce qui nous faisait écarquiller les yeux, habitués que nous étions à la disette permanente. Ils interrogeaient papa dans son bureau ; puis ce fut le tour de maman, puis à nouveau papa. Les visages de mes parents étaient graves, je compris que, certainement, nous allions être séparés les uns des autres. Mon père adopta le silence, c'était le plus sûr moyen de ne pas trahir ses camarades. "Je n’ai rien à vous dire, répétait-il obstinément". La Gestapo nous laissa prendre le repas du soir ensemble. Je me souviens qu’il y avait du café et du camembert ; et cela uniquement parce que le camembert ne passait pas et que notre gosier s’y refusait catégoriquement. Papa nous exhortait à ne pas pleurer, à avoir du courage. Il dit avec nous le "Notre Père", puis il entonna ce beau cantique : "Ô, que ta main paternelle... (Nous ne l'avons jamais plus chanté). La Gestapo emmena papa, menottes aux mains ; remue-ménage, pas sur la route, bruits de voitures, puis ce fut le silence... Maman était là, Dieu merci ! Le lendemain, le bureau empli de là froide fumée des cigarettes de la Gestapo, nous sembla bien grand, bien seul, bien vide... J'ai joué encore, et beaucoup ; j’avais onze ans, mais je n'étais plus la même enfant, intérieurement j’avais changé.

     Conduit à la Kommandantur de Lisieux, papa y subit plusieurs interrogatoires et connut son premier passage à tabac. Puis ce fut Caen. Les femmes de notre groupe de résistance et maman allaient rue des Jacobins chercher des autorisations de visite. Je revois l’air sardonique de ceux qui accordaient ou refusaient les permis de visite selon leur bon plaisir. Puis nous montions à la Maladrerie, à la Maison d’Arrêt. Là, il fallait faire une longue et lancinante station avant d’entrer dans la rotonde où nous pouvions apercevoir mon père, piqué le nez au mur comme un gosse que l’on met au coin. S’il avait le malheur de nous sourire ou de tourner un peu la tête, les coups pleuvaient sur lui. On nous introduisait dans une petite pièce où nous rencontrions l'interprète allemand. II se tenait au bout de la table qui nous séparait de papa que l’on avait amené là. Toute ma vie je me rappellerai la visite qui précéda Noël 1943 : ma mère déployait un bon sens et une ingéniosité remarquables pour passer des sucreries, des gâteaux dans lesquels elle arrivait à glisser un message affectueux. Pour ce jour, elle avait préparé une petite branche de sapin décorée, que l’interprète consentit à laisser passer.

Secrètement, nous apprîmes que tous ceux des nôtres qui étaient à Caen allaient partir. Nous avons su, qu’il quitta avec calme sa cellule exiguë où il lui avait fallu apprendre à vivre à plusieurs pendant quatre mois. II remit ceux qu’il aimait, son Eglise, entre les mains de Dieu, avec confiance.

     Il n’y eut plus de voyage à Caen, plus d’attente dans le froid, plus de sinistres retours. Maman vit passer, en gare de Lisieux, le train qui les emmenait vers Paris, puis vers l’Allemagne via Compiègne. Un long silence !... Maman envoyait beaucoup de colis. Une seule fois, elle reçut un message stéréotypé ; il nous apprenait au moins qu'à cette date, mon père était encore en vie ; c'était peu et beaucoup à la fois. Aucune nouvelle, non plus, des amis qui, comme lui, avaient été déportés”.

     Que fut ce voyage vers l'Allemagne, en Allemagne ? Tous les livres sur la déportation vous le diront ; les souffrances, les sévices étaient à peu près les mêmes pour tous.

     Voici ce qu’un témoin en dit, qui a fait ce voyage jusqu’à Compiègne, en leur compagnie : "De grand matin, le 24 janvier 1944 les Allemands nous firent faire nos bagages et descendre dans le hall de la prison. Les murs des cellules parlent, et depuis quelques jours nous savions que nous allions être transférés en Allemagne mes compagnons de réseau et moi. Je retrouvai mes camarades rescapés, car sept avaient été fusillés le 12 novembre 1943. Le pasteur était là, calme, souriant même, à l’aise comme s’il s’était trouvé chez lui. Nous nous regardions tous, surpris, joyeux égoïstement de nous retrouver encore quelques-uns après les terribles semaines que nous venions de vivre. Pour la première fois depuis notre arrestation, nous pûmes échanger quelques mots.

     Les soldats allemands qui nous gardaient, mitraillette au poing, sachant vers quels lieux de supplice on nous menait, nous laissaient ces quelques instants de court répit : la grâce accordée à tout condamné à mort. Nous étions dix-sept : seize hommes et une femme qui était de notre réseau. Les gardiens "armés jusqu'aux dents", nous firent monter dans un camion bâché.  Nous fûmes déposés sur le quai de la gare de Caen. Le grand air, des gens libres, des civils qui allaient et venaient, qui prenaient le train, cela nous enivrait, nous faisait écarquiller les yeux. Il y avait longtemps que nous étions retirés du monde ; nous regardions la vie comme d'en haut. C'était un spectacle auquel nous ne participions pas, qui nous serait sans doute interdit à jamais. Nous savions que nous allions vers la mort, mais pas la mort douce et familière réservée aux hommes libres. La Gestapo, suprême raffinement, nous l’avait décrite, avec ses stations et toutes ses horreurs : "Vous serez envoyés dans une mine de sel, avait dit le geôlier, nul n'en revient. Le sel attaque les muqueuses, vos lèvres, vos paupières seront les premières atteintes, puis vos bronches, vos poumons, et ainsi peu à peu, votre corps se désagrégera. Vous ne sortirez pas de la mine, elle sera votre prison. Vous y travaillerez douze heures, vous y dormirez, vous y vivrez vingt-quatre heures sur vingt-quatre." C’était un mensonge ; la réalité ne valut guère mieux. C’est à tout cela que je pensais en attendant le train.

     Sur le quai, quelques civils comprenant le tragique de la situation, essayèrent de nous parler ou de nous passer quelques petits colis, mais les soldats verts veillaient. Ils les mirent en joue, leur hurlant l’ordre de s’éloigner, et le vide se fit autour de notre groupe. Le train de Paris arrivant, un wagon de première classe nous était réservé. Dans chaque compartiment, nous étions quatre prisonniers gardés par deux soldats à mitraillettes. A l’arrêt de Lisieux, les familles prévenues clandestinement nous attendaient. Ces femmes, ces enfants, malgré les hurlements des soldats, les coups de crosses, la menace des armes, réussirent à nous passer quelques menus colis qui, tous, contenaient un message. En échange, nous leur glissions la lettre d’adieu que nous avions préparée à leur intention. Nos yeux grands ouverts, démesurément ouverts, nous essayions de photographier, d’enregistrer dans notre cerveau cette scène et ces visages que nous ne reverrions peut-être plus. Scènes émouvantes, où, de part et d’autre, chacun, sous un sourire de commande, cachait son désespoir et sa détresse. Les femmes ne pleuraient pas, elles étaient les dignes compagnes de ceux qui partaient. Elles criaient :"Courage !", leurs bouches esquissaient un sourire, mais elles étaient l’image même de la douleur et du désespoir. Et le train partit ; l'arrêt, pour nous, avait duré le temps d'un éclair. Dans le wagon, chacun défaisait son paquet ; les soldats nous laissaient parler entre nous, le silence n’était plus de rigueur. Ce fut, ce parcours, comme une sorte de récréation. Nous lisions les pauvres messages, les derniers ! Pour vaincre l'émotion qui nous étreignait, nous fîmes des échanges. Le pasteur me donna un gros savon, cadeau précieux ; il accepta la boîte de sardines que je lui tendais. Puis nos gardiens sortirent de copieux sandwiches ; nous fîmes la dînette en devisant gaiement. Les aliments ne passaient pas, nos gorges étaient trop serrées : nous étions pourtant affamés par le régime de la prison, et nous disions que nous n’avions pas faim, chacun feignait de croire l’autre. Il ne fallait pas que nous perdions courage, surtout pas à la face du Boche qui nous souriait et nous épiait hypocritement, sa mitraillette entre les genoux. Puis ce fut l'arrivée à Compiègne. Les camions qui devaient nous conduire au camp n’étant pas là (nous ignorons pour quelle raison), les soldats nous firent monter dans des charrettes, tirées par des chevaux. II faisait nuit, il tombait une pluie fine et glacée, nous allions vers un avenir encore plus sombre que cette nuit. Notre cheval allait lentement, c'était sinistre. Levillain de Trouville, un jeune homme de vingt ans, dit tout haut ce que nous pensions tout bas : "Les charrettes de la Révolution, les charrettes de la Terreur”. Enfin ce fut l’entrée du camp de Royallieu. Là, la femme fut séparée du groupe. Les soldats les laissèrent faire leurs adieux. Pour certains ce fut vraiment un ”Adieu”,  car ils s’en sont allés de la terre : Hautechaud, Cabioch, Grignola, Lebertre, Eichler, Pion, Gogo.

     Quelques jours à Compiègne, puis ce fut pour le pasteur et ses camarades le départ pour Buchenwald par le convoi des ”44000” le 29 janvier 1944. Ensuite "Dora”.

     "C’est à Dora, écrivait le docteur Lemière, dans le "Foyer du Bocage" du 6 juin 1947 que j’ai connu mon compagnon Orange, et très vite nous avons sympathisé. De lui, comme du pasteur Heuzé, cet autre Normand, comme de nombreux prêtres catholiques s’échappait un rayonnement de pur patriotisme, de bonté et de charité infinies, de franchise et de dévouement pour ses compagnons de misère. Gomment pourra-t-on jamais louer assez le rôle de ces porte-flambeaux de l’Esprit, vainqueurs de la Matière ?

Soutenu par son idéal de Chrétien et de Résistant, Orange semblait dans le camp de la Mort, où tout ne paraissait obéir qu’aux règles de la lutte pour la vie, comme un anachronisme vivant. Cet homme que l’on pouvait prendre pour un faible, pour un éternel rêveur, pour un pêcheur de lunes, était en même temps qu'un générateur d’énergie, celui sur lequel on pouvait compter pour relever une volonté défaillante, pour redresser un moral abattu.

     Je l’avais soigné au cours de l’hiver 44, avec les moyens de fortune du camp et, contre toute attente, il avait dominé cette première atteinte du mal qui devait tout de même l’emporter plus de deux ans plus tard, victime de son fraternel amour pour tous ceux que la guerre et les durs moments de l’après-guerre avaient rendus si pitoyablement misérables”.

     Le pasteur est donc à Dora. Est-ce un camp, un ensemble de camps ? C’est plutôt une montagne dont les flancs monstrueux abritent des tunnels qui s’enfoncent loin, dans les entrailles de la terre. Voici la description et les mesures exactes qu’en donne Jean Michel dans son excellent livre : "Dora".

– "Deux tunnels longs de 1800 mètres, larges de 12m 50, hauts de 8m 50 ;

– quarante-six tunnels parallèles longs de 190m, dont certains étaient creusés plus profondément afin d’installer la fabrication de V2, mais qui dans l’ensemble, avaient 30 mètres de hauteur et étaient employés à tester et assembler les immenses V2, pesant plus de treize tonnes et longs de quatorze mètres ; installation des voies ferrées qui relieraient les deux tunnels tandis que les chemins de fer rejoignaient, à l’extérieur, les voies ferrées des communications normales ;

     – stockage des bombes volantes V1 et des rockets V2 dans la plupart des tunnels parallèles, à l'exception de la section Nord utilisée par la société Junkers pour la fabrication des moteurs d’avions ;

      – construction à partir d’août 1944 de trois autres tunnels au nord-est et à l’ouest de Kohnstein et dans le Himmelsberg, près de Woffleben, parce que les Allemands exigeaient encore plus d’espace pour fabriquer de l’oxygène liquide, de l’essence synthétique, un nouveau rocket inconnu baptisé Typhoon et désigné sous le nom de A3 et A9 (chacun de ces tunnels transversaux avait cinq voies parallèles, 8 ou 10 tunnels transversaux complétaient la construction) et que sais-je encore, moi, petite taupe enfouie dans les entrailles de la terre ; voilà ce que des hommes, affamés martyrisés, dans un état de misère physique et morale incommensurable, bâtirent –80% – entre le 23 août 1943 et le 11 avril 1945, jour béni où les troupes américaines les libérèrent. Entre-temps ils réussirent à saboter des engins de mort nazis, à faire que des VI et des V2 restent au sol ou explosent en vol, bien avant d’atteindre leur cible".(1)

     C’est en ce lieu qu’arriva le pasteur Orange, le 13 mars 1944, par une froide soirée d’hiver. Dans la boue, avec ses camarades, ils gravissent péniblement la pente qui monte au camp. Tristement, ils pensent tous à ce camp de sinistre réputation, et dont on dit que le maximum de survie y est de six mois ; mentalement ils font le calcul, jusqu’en septembre ! ils n’osent aller jusqu’au fond de leurs réflexions.

     Après les formalités d’usage, les nouveaux venus se remettent en colonne. par cinq ; sous les gros flocons de neige, dans la bise glaciale, ils se dirigent vers le tunnel en courant presque, les chiens des S.S. les encadrant, les harcelant et mordant les derniers, ils avancent tel un troupeau de moutons, mais au lieu de braves chiens de berger, ce sont des "bergers allemands" féroces, dressés à déchirer, arracher les muscles là où il y en a, à égorger et qui les poussent à toujours aller plus vite. Les fauves sont encore plus excités par l’odeur affreuse qui se dégage de chaque colonne. A ces prisonniers on ne donne pas d’eau pour se laver, ni les moyens de le faire. Hitler avait écrit dans "Mein Kampf" : "Il faut avilir les peuples." Ses sbires s’y appliquèrent avec méthode et passion.

     Ils restèrent quarante-huit heures au tunnel, sans en sortir. Le 15 mars, une partie de l’équipe fut affectée au travail extérieur. C’était un travail très dur, mais le pasteur et les autres apprécièrent le changement, ils étaient à l’air libre, leurs poumons pouvaient respirer normalement, avec le ciel au-dessus de leur tête. Cependant il leur fallait travailler sous un vent glacial, les pieds à peu près nus dans la boue, les manches d’outils collant aux mains à cause du gel. Le soir ils couchèrent dans des baraques entourées de barbelés et construites sur les flancs de la colline.

     Marcel Petit, un compagnon du pasteur Orange à Dora, écrit à Mme Orange : "J’ai bien connu votre mari au camp de Dora. Nous étions du même convoi, qui nous avait amenés à Buchenwald d’abord, puis à ce dernier camp.

     Dora avait à Buchenwald une terrible réputation et c’était le grand problème de tout faire pour ne pas y être acheminé. Nous nous sommes retrouvés au Kommando 152, chargé de travaux de terrassement. Pour qui n'était pas un manœuvre de métier, c’était une tâche assez dure, d’autant que les conditions de vie étaient par ailleurs assez sévères. D’abord le froid, les vêtements trop légers, les chaussures dérisoires, la nourriture insuffisante, le sommeil mesuré, douze heures de travail ininterrompu II n’en fallait pas plus pour user un homme en quelques semaines. Le 15 mars 44, nous comptions 80 hommes de notre équipe, quinze jours après, 20 avaient disparu, c’est vous dire !

     Votre mari, qui n’était pas, physiquement préparé à cette épreuve m’était très sympathique. D’abord à cause de son courage moral. Je le savais pasteur et admirais sa résignation. En particulier, le jour des Rameaux ; il avait été battu sauvagement et avait le visage en sang. Comme j’essayais de le réconforter et de lui faire comprendre qu’avec une bande d’assassins on avait le droit à la défense, à la révolte et  à la haine, il me répondit : "Un jour comme celui-ci, je ne puis leur en vouloir." ce qui me désarma.

     Comme j’étais de famille protestante (mais ayant abandonné toute croyance) j’étais au camp assez lié avec les pasteurs et leurs coreligionnaires. J’ai en particulier bien connu le pasteur Heuzé de Marseille, qui n’a pas tenu aux dernières épreuves et est mort à Ravensbrück d’hépatite aiguë. Et d’autres encore, dont des prêtres. J’avais à Dora de fréquents rapports avec cet excellent docteur Lemière de Condé sur Noireau, qui avait conservé des manières et une attitude d’homme civilisé. Je lui ai donné mon amitié".

     Par ailleurs, voici deux extraits du "journal" de Marcel Petit, concernant le pasteur :

1er extrait : "Notre nouveau Kapo, une boule de muscles, est pressé de montrer sa force et d’asseoir son autorité. Il pourchasse les hommes ralentis par la neige, culbute les traînards, lance le poing, s’acharne sur les faibles, s’esclaffe de ses réussites. Quelle joie sadique d’écraser le nez de ce détenu chétif qu’est le pasteur Orange ! Il danse la gigue, se frappe les cuisses, regardant le sang couler : "Je ne puis leur en vouloir" dit le souffre-douleur. Et nous autres, honteux et atterrés. Les pioches vont et viennent, se balancent mollement, les dos courbés échangent de vains propos.

     Un rayon de soleil fait sortir le Kapo de sa guérite : "Enlevez les manteaux!” ; pas possible, il veut nous faire crever !"

     Et pas d’autres ressources contre le froid que d’accélérer le travail. C’est probablement ce que l’autre voulait.

2e extrait : "…un peu plus loin des cris qui passent la mesure nous arrêtent les bras. L’affaire se passe de l’autre côté de la route. Des Russes transportent des buses de gros calibre et les hurlements sont ceux des S.S. à la fenêtre. Les porteurs font de leur mieux, mais il est visible que la tâche est au-dessus de leurs forces. L’équipe tangue, l’homme de tête trébuche, s’étale, les reins écrasés par le cylindre de béton. Les autres entraînés à sa suite se débattent vainement.

     "Pris d’une crise subite, le S.S. bondit, se jette sur les malheureux, s’acharne sauvagement sur les hommes à terre. L’un d'eux se relève, s’enfuit, court devant lui, au hasard, hurlant de terreur. Les autres s’abandonnent et leur corps se détend comme celui des bêtes mortes. Berger, le Scout de France, s’indigne ; Orange, le pasteur, est bouleversé et cherche secours dans sa foi. Nous autres, pauvres hommes, nourrissons des vengeances”

”Nous logions au bloc 35, raconte Marcel Orset (2). Nous y avons rencontré un petit Savoyard bien pâle qui toussait doucement, presque sans arrêt. Vieux de trois mois à Dora, il sortait du tunnel et nous disait : ”On est bien au tunnel quand il fait froid. On ne passe pas l’appel. On ne sort jamais, certains sont restés quatre mois sans voir le jour”, puis il s’étonnait de son toussotement, de son souffle trop court, et terminait en souriant, avec un regard interrogateur qui cherchait une approbation, le pauvre : ”Je ne sais ce que j’ai mais ce n’est rien… cela passera, dès que je serai rentré chez moi”.

     ”Petit Savoyard de vingt ans à peine, enseveli vivant loin de tes neiges natales, dans le souterrain de Dora, qui parmi les misères te paraissait doux, n’as-tu pas un matin de printemps quitté le triste tunnel tout nu parmi les cadavres raidis, jeté sur un horrible wagonnet ?” (2)

     Il eût eu raison le petit Savoyard de fuir l’appel si ce n’eut été pour aller dans le tunnel mortel.

Ces appels, en effet, étaient une torture de plus infligée aux esclaves des nazis. C’était d’abord le retour pénible des hommes exténués, affamés, les vêtements trempés par douze heures de travail sous la neige, transis par la bise de mars qui les transperçait comme une lame. Les S.S. ont hâte de rentrer. Ils poussent la colonne et excitent les chiens qui aboient et qui mordent. Quand ils franchissent la porte du camp ils doivent enlever leur béret, saluer au commandement, le nazi les compte ; remettre la coiffure au commandement, tous en même temps. C’est un mouvement d’ensemble parfait. Ils en ont appris la cadence à leurs dépens. Malheur au malade, à l’homme fatigué qui s’exécute trop lentement. Un violent coup de matraque sur son crâne rasé lui servira de leçon pour le reste de sa vie de concentrationnaire ; s’il n’est tué sur le coup, comme cela arriva fr&eac